J.LACAN
gaogoa
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IX-L'IDENTIFICATION
Version rue CB
note
Séminaire du 20 décembre 1961
(->p100)
(VI)
La
dernière fois, je vous ai laissés sur cette remarque faite pour vous donner le
sentiment que mon discours ne perd pas ses amarres, à savoir que l'importance,
pour nous, de cette recherche cette année tient en ceci que le paradoxe de
l'automatisme de répétition c'est que vous voyez surgir un cycle de
comportement inscriptible comme tel dans les termes d'une résolution de tension
du couple donc besoin-satisfaction, et que néanmoins quelle que soit la
fonction intéressée dans ce cycle, si charnelle que vous la supposiez, il n'en
reste pas moins que ce qu'elle veut dire en tant qu'automatisme de répétition
c'est qu'elle est là pour faire surgir, pour rappeler, pour faire insister
quelque chose qui n'est rien d'autre en son essence qu'un signifiant désignable
par sa fonction, et spécialement sous cette face qu'elle introduit dans le
cycle de ses répétitions - toujours les mêmes en leur essence et
donc concernant quelque chose qui est toujours la même chose - la différence,
la distinction, l'unicité, que c'est parce que quelque chose à l'origine s'est
passé qui est tout le système du trauma, à savoir qu'une fois il s'est
produit quelque chose qui a pris dès lors la forme A, que dans la répétition
le comportement si complexe, engagé que vous le supposiez dans l'individualité
animale, n'est là que pour faire ressurgir ce
(->p101) (VI/2) signe
A. Disons que le comportement dés lors est exprimable comme le comportement n°
tant ; c'est ce comportement n° tant, disons-le, l'accès hystérique par
exemple : une des formes chez un sujet déterminé, ce sont ses accès hystériques,
c'est cela qui sort comme comportement n° tant. Seul le numéro est perdu pour
le sujet . C'est justement en tant que le numéro est perdu qu'il sort ce
comportement masque dans cette fonction de faire ressurgir le numéro derrière
ce qu'on appellera la psychologie de son accès, derrière les motivations
apparentes ; et vous savez que sur ce point personne ne sera difficile pour lui
trouver l'air d'une raison : c'est le propre de la psychologie de faire toujours
apparaître une ombre de motivation.
C'est
donc dans cet accollement structural de quelque chose d'inséré radicalement
dans cette individualité vitale avec cette fonction signifiante, que nous
sommes dans l'expérience analytique (Vorstellungs-repräsentanz) : c'est
là ce qui est refoulé, c'est le numéro perdu du comportement tant.
Où
est le sujet là-dedans ?
Il
est dans l'individualité radicale, réelle, dans le patient pur de cette
capture, dans l'organisme dès lors aspiré par les effets du "çà
parle" par le fait qu'un vivant entre les autres a été appelé à devenir
ce que M. Heidegger appelle le berger de l'être, ayant été pris dans les mécanismes
du signifiant. Est-il à l'autre extrême identifiable au jeu même du
signifiant ? Et le sujet n'est-il que le sujet du discours en quelque sorte
arraché à son immanence vitale, condamné à la
(->p102) (VI/3) survoler, à vivre
dans cette sorte de mirage qui découle de ce
redoublement qui fait que tout ce qu'il vit, non seulement
il
le parle, mais que le vivant il le vit en le parlant et
que
déjà ce qu'il vit s'inscrit en une , une Saga tissée
tout
au long de son acte même.
Notre
effort cette année, s'il a un sens, justement c'est de montrer comment
s'articule la fonction du sujet ailleurs que dans l'un ou dans l'autre de ces pôles,
jouant entre les deux. C'est après tout- moi je l'imagine - ce que
votre cogitation - du moins j'aime à le penser - après ces
quelques années de séminaires peut vous donner, ne serait-ce
qu'implicitement, à tout instant comme repère. Est-ce que ça suffit de
savoir que la fonction du sujet est dans l'entre-deux, entre les effets idéalisants
de la fonction signifiante et cette immanence vitale que vous confondriez, je
pense encore malgré tous mes avertissements, volontiers avec la fonction de la
pulsion ? . C'est justement ce dans quoi nous sommes engagés et ce que nous
essayons de pousser plus loin, et ce pourquoi aussi j'ai cru devoir commencer
par le cogito cartésien pour rendre sensible le champ qui est celui dans lequel
nous allons essayer de donner des articulations : plus précises concernant
l'identification.
Je
vous ai parlé, il y a quelques années, du petit Hans ; il y a dans
l'histoire
du petit Hans - je pense que vous en avez gardé le souvenir quelque part - l'histoire du
rêve que l'on peut épingler avec le titre de la girafe
chiffonnée, (verwurzlte) Ce verbe verwurzeln qu'on a traduit par chiffonner,
n'est pas un verbe tout à fait courant du lexique
germa-(->p103) (VI/4)nique commun. Si wurzeln s'y trouve, le
verwurzeln n'y est pas. Verwurzeln veut dire : faire une boule. I1 est indiqué
dans le texte du rêve de la girafe chiffonnée que c'est une girafe qui est là
à côté de la grande girafe vivante, une girafe en papier et que comme telle
on peut mettre en boule. Vous savez tout le symbolisme qui se déroule tout au
long de cette observation, du rapport entre la grande girafe et la petite
girafe, girafe chiffonnée sous une de ses faces, concevable sous l'autre comme
la girafe réduite, comme la girafe seconde, comme la girafe qui peut
symboliser bien des choses. Si la grande girafe symbolise la mère, l'autre
girafe symbolise la fille ; et le rapport du petit Hans à la girafe, au point
où l'on en est à ce moment-là de son analyse, tendra assez volontiers
à s'incarner dans le jeu vivant des rivalités familiales.
Je me souviens de l'étonnement
- il ne serait plus de
mise aujourd'hui - que j'ai provoqué alors en désignant à ce
moment-là
dans l'observation du petit Hans, et comme telle, la
dimension
du symbolique en acte dans les productions psychiques
du
jeune sujet à propos de cette girafe chiffonnée. Qu'est-ce
qu'il
pouvait y avoir de plus indicatif de la différence radicale
du symbolique comme tel, dans
la
production,
certes sur ce point non suggéré - car il n'est pas
trace
à ce moment d'une articulation semblable concernant la
fonction
indirecte du symbole - que de voir dans l'observation
quelque
chose qui vraiment incarne pour nous et image l'apparition
du symbolique comme tel dans la dialectique psychique.
"Vraiment
où avez-vous trouvé" me disait l'un d'entre vous
gentiment
après cette séance ?
(->p104) (VI/5)
La chose surprenante ce n'est pas que je l'y ai vu parce que ça peut
difficilement être indiqué plus crûment dans
le
matériel lui-même, c'est qu'à cet endroit on peut dire que
Freud
lui-même ne s'y arrête pas, je veux dire ne met pas tout
le
soulignage qu' il convient sur ce phénomène, sur ce qui le
matérialise,
si l'on peut dire, à nos yeux. C'est bien ce qui
prouve le caractère essentiel de ces délinéations structurales,
c'est qu'à ne pas les faire, à
ne pas les pointer, à ne pas
les
articuler avec toute l' énergie dont nous sommes capables,
c'est
une certaine face, une certaine dimension des phénomènes
eux-mêmes que nous
nous condamnons en quelque sorte à méconnaître.
Je
ne vais pas vous refaire à cette occasion l'articulation de ce dont il
s'agit, de l'enjeu dans le cas du petit Hans. Les choses ont été assez publiées
et assez bien pour que vous puissiez vous y référer. Mais la fonction comme
telle à ce moment critique - celui déterminé par sa suspension radicale au désir de sa
mère, d'une façon, si l'on peut dire, qui est sans
compensation, sans retour, sans issue - est la fonction d'artifice que je
vous ai montrée être celle de la phobie en tant qu'elle introduit un ressort
signifiant clef qui permet au sujet de préserver ce dont il s'agit pour lui, à savoir ce minimum d'ancrage, de centrage de son être,
qui lui permette de ne pas se sentir un être complètement à la dérive du
caprice maternel. C'est de cela qu'il s'agit, mais ce que je veux pointer à ce
niveau c'est ceci : c'est que dans une production éminemment peu sujette à
caution dans l'occasion ; je le dis
d'autant plus que tout ce vers quoi on a orienté précédemment le petit Hans
(car Dieu sait qu'on l'oriente
(->p105) (VI/6) comme
je vous l'ai montré) rien de tout cela n'est de nature à le mettre sur un
champ de ce type d'élaboration ; le petit Hans nous montre ici, sous une
figure fermée certes, mais exemplaire, le saut, le passage, la tension entre ce
que j'ai défini tout d'abord comme les deux extrêmes du sujet : le sujet
animal qui représente la mère, mais aussi avec son grand cou, personne n'en
doute, la mère en tant qu'elle est cet immense phallus du désir, terminé
encore par le bec broutant de cet animal vorace, et puis de l'autre quelque
chose sur une surface de papier. Nous reviendrons sur cette dimension de
la surface, quelque chose qui n'est pas dépourvu de tout accent subjectif ; car
on voit bien tout l'enjeu de ce dont il s'agit : la grande girafe, comme elle le
voit jouer avec la petite chiffonnée, crie très fort jusqu'à ce qu'enfin elle
se lasse, elle épuise ses cris, et le petit Hans, sanctionnant en quelque sorte
la prise de possession, la Besitzung de ce dont il s'agit, de l'enjeu mystérieux
de l'affaire en s'asseyant dessus (darauf gesetzt).
Cette
belle mécanique doit nous faire sentir ce dont il s'agit, si c'est bien de son
identification fondamentale, de la défense de lui-même contre cette
capture originelle dans le monde de la mère, comme personne bien sûr n'en
doute, au point où nous en sommes de l'élucidation de la phobie. Ici déjà,
nous voyons exemplifiée cette fonction de signifiant. C'est bien là que je
veux encore m'arrêter aujourd'hui concernant le point de départ de ce que nous
avons à dire sur l'identification. La fonction du signifiant en tant qu'elle
est le point d'amarre de quelque chose d'où le sujet se constitue,
(->p106) (VI/7) voilà
ce qui va me faire m'arrêter un instant aujourd'hui sur quelque chose qui, me
semble-t-il, doit venir tout naturellement à l'esprit, non seulement
pour des raisons de logique générale, mais aussi pour quelque chose que vous
devez toucher dans votre expérience : je veux dire la fonction du nom, non
pas noun, le nom défini grammaticalement, ce que nous appelons le substantif
dans nos écoles, mais le "name", comme en anglais - et en
allemand, aussi bien d'ailleurs les deux fonctions se distinguent. Je voudrais
en dire un peu plus ici, mais vous comprenez bien la différence : le name,
c'est le nom propre. Vous savez, comme analystes, 1'importance qu'à
dans toute analyse le nom propre du sujet. Vous devez toujours faire attention
à comment s'appelle votre patient. Ce n'est jamais indifférent. Et si vous
demandez les noms dans l'analyse, c'est bien quelque chose de beaucoup plus
important que l'excuse que vous pouvez en donner au patient, à savoir que
toutes sortes de choses peuvent se cacher derrière cette sorte de dissimulation
ou d'effacement qu'il y aurait du nom, concernant les relations qu'il a à
mettre en jeu avec tel autre sujet.
Cela
va bien plus loin que cela ; vous devez le pressentir
sinon le savoir.
Qu'est-ce
que c'est qu'un nom propre ?
Ici
nous devrions avoir beaucoup à dire. Le fait est qu'en effet nous pouvons
apporter beaucoup de matériel au nom. Ce matériel, nous analystes, dans les
contrôles même ; mille fois nous aurons à en illustrer l'importance. Je ne
(->p107) (VI/8) crois
pas que nous puissions ici justement lui donner toute sa portée sans - c'est là une occasion de plus d'en toucher du doigt la nécessité méthodologique
- nous référer à ce qu'à cet endroit a à dire le linguiste, non pas
pour nous y soumettre forcément, mais parce que concernant la fonction, la définition
de ce signifiant qui a son originalité, nous devons au moins y trouver un contrôle, sinon un complément de ce que nous pouvons dire.
En
fait, c'est bien ce qui va se produire. En 1954, est paru un petit factum de Sir
Allan H. Gardiner. Il y a de lui toutes sortes de travaux et particulièrement
une très bonne grammaire égyptienne - je veux dire de l'Egypte antique -; c'est donc un égyptologue, mais c'est aussi et avant tout un
linguiste. Gardiner a fait - c'est à cette époque que j'en ai fait
l'acquisition au cours d'un petit voyage à Londres - un tout petit livre
qui s'appelle "la Théorie des noms propres". Il l'a fait d'une façon
un peu contingente. Il appelle cela lui-même un "controversial essay",
un essai controversiel. On peut même dire çà : c'est une litote, un essai polémique.
I1 l'a fait à la suite de la vive exaspération où l'avait porté un certain
nombre d'énonciations d'un philosophe que je ne vous signale pas pour la première
fois : Bertrand Russell dont vous savez l'énorme rôle dans l'élaboration de
ce qu'on pourrait appeler de nos jours la logique mathématisée ou la mathématique
logifiée. Autour des "Principia mathematica" avec Whitehead, il
nous a donné un symbolisme général des opérations logiques et mathématiques
dont on ne peut pas ne-pas tenir compte, dès qu'on entre dans ce champ.
Donc Russell, dans l'un
(->p108)
(VI/9) de ses
ouvrages, donne une certaine définition tout à fait paradoxale -le
paradoxe d'ailleurs est une dimension dans lequel il est loin de répugner à se
déplacer, bien au contraire : il s'en sert plus souvent qu'à son tour - M. Russell a donc amené concernant le nom propre certaines remarques qui ont
littéralement mis M. Gardiner hors de lui. La querelle est en elle-même
assez significative pour que je crois devoir aujourd'hui vous y introduire et à
ce propos accrocher des remarques qui me paraissent importantes.
Par
quel bout allons-nous commencer, par Gardiner ou par Russell
?
Commençons
par Russell.
Russell
se trouve dans la position du logicien ; le logicien a une position qui ne date
pas d'hier. Il fait fonctionner un certain appareil auquel il donne divers
titres : raisonnement, pensée. Il y découvre un certain nombre de lois
implicites. Dans un premier temps ces lois, il les dégage ce sont celles sans
lesquelles il n'y aurait rien qui soit de l'ordre de la raison qui
serait - possible. C'est au cours de cette recherche tout à fait
originelle de cette pensée qui nous gouverne par la réflexion, que nous
saisissons par exemple l'importance du principe de contradiction. Ce principe de
contradiction découvert, c'est autour du principe de contradiction
que quelque chose se déploie et s'ordonne, qui montre assurément que si la contradiction et son principe n'étaient
quelque chose de tautologique, la tautologie serait singulièrement féconde ;
car ça n'est pas simplement en quelques pages
(->p109) (VI/10) que
se développe la logique aristotélicienne.
Avec
le temps pourtant, le fait historique est que bien que le développement de la
logique se dirige vers une ontologie, une référence radicale à l'être qui
serait censée être visée dans ces lois les plus générales du mode d'appréhension
nécessaire à la vérité, il s'oriente vers un formalisme, à savoir que ce à
quoi se consacre le leader d'une école de pensée aussi importante, aussi décisive
dans l'orientation qu' elle a donné à tout un mode de pensée à notre époque
qu'est Bertrand Russell, soit d'arriver à mettre tout ce qui concerne la
critique des opérations mises en jeu dans le champ de la logique et de la mathématique,
dans une formalisation générale aussi stricte, aussi économique qu'il est
possible.
Bref,
la corrélation de l'effort de Russell, l'insertion de l'effort de Russell dans
cette même direction, en mathématique, aboutit à la formation de ce qu'on
appelle la théorie des ensembles, dont on peut caractériser la portée
générale, en ce qu'on
s'y efforce de réduire tout le champ de l' expérience mathématique accumulée
par
des siècles de développement, et je crois qu'on ne peut pas en donner de
meilleure définition que c'est la réduire à un jeu de lettres. Ceci
donc, nous devons en tenir compte comme d'une donnée du progrès
de la pensée ; disons, à notre époque, cette époque étant définie comme un
certain moment du discours de la science.
Qu'est-ce
que Bertrand Russell se trouve amené à donner dans ces conditions, le jour où
il s'y intéresse, comme définition d'un nom propre ?
(->p110)
(VI/11) C'est quelque chose qui en soi-même vaut qu'on s'y
arrête, parce que c'est ce qui va nous
permettre de saisir - on pourrait le saisir ailleurs, et vous
verrez que je vous montrerai qu'on le saisit ailleurs
- disons cette part de méconnaissance impliquée
dans une certaine position qui se trouve être effectivement le coin où est
poussé tout l'effort d'élaboration séculaire de 1a logique. Cette méconnaissance
est à proprement parler ceci que sans aucun doute, je vous donne en quelque
sorte d'emblée dans ce que j'ai là posé forcément par une nécessité
de l'exposé : Cette méconnaissance, c'est exactement le rapport le plus
radical du sujet pensant à la lettre. Bertrand Russell voit tout, sauf ceci : la fonction de la lettre. C'est
ce que j'espère pouvoir vous faire sentir et vous montrer. Ayez confiance et
suivez-moi. Vous allez voir maintenant comment nous allons nous avancer. Qu'est-ce qu'il donne
comme définition du nom propre ? Un nom propre
c'est, dit-il, "word for particular" un mot pour désigner les
choses particulières comme telles. Or, de toute description il y a deux manières
d'aborder les choses : les décrire par leur qualité, leur repérage, leurs
coordonnées au point de vue du mathématicien, si je veux les désigner comme
telles. Ce point, par exemple, mettons qu'ici je puisse vous dire : il est à
droite du tableau, à peu près à telle hauteur, il est blanc
et ceci, cela. Ca, c'est une description, nous dit M. Russell. Ce sont les
manières qu'il y a de le désigner, hors de toute description, comme
particulier : c'est ça que je vais appeler nom propre.
(->p111) (VI/12)
Le
premier nom propre pour M. Russell - j'y ai déjà fait allusion à mes séminaires
précédents - c'est le "this", celui-ci (this is the question).
Voilà le démonstratif passé au rang de nom propre. Ce n'est pas moins
paradoxal que M. Russell envisage froidement la possibilité d'appeler ce même
point John. Il faut reconnaître que nous avons tout de même là le signe que
peut-être il y a quelque chose qui dépasse l'expérience ; car le fait
est qu'il est rare qu'on appelle John un point géométrique. Néanmoins,
Russell n'a jamais reculé devant les expressions les plus extrêmes de sa pensée.
C'est tout de même ici que le linguiste s'alarme, s'alarme d'autant plus
qu'entre ces deux extrêmes de la définition russelienne "Word for
particular", il y a cette conséquence tout à fait paradoxale que, logique
avec lui-même, Russell nous dit que Socrate n'a aucun droit à être
considéré par nous comme un nom propre, étant donné que depuis longtemps
Socrate n'est plus un particulier. Je vous abrège ce que dit Russell, j'y
ajoute même une note d' humour, mais c'est bien l'esprit de ce qu'il veut nous
dire, à savoir que Socrate c'était pour nous le maître de Platon, l' homme qui
a bu la cigüe, etc ... C'est une description abrégée ; ça n'est donc plus
comme tel ce qu'il appelle un mot pour désigner le particulier dans sa
particularité.
Il
est bien certain qu'ici nous voyons que nous perdons tout à fait la corde de ce
que nous donne la conscience linguistique, c'est à savoir que, s'il faut que
nous éliminions tout ce qui des noms propres s'insère dans une communauté de
la notion, nous arrivons à une sorte d'impasse qui est bien ce contre quoi
Gardiner essaie de contreposer les perspectives
(->p112) (VI/13) proprement linguistiques comme telles.
Ce
qui est remarquable, c'est que le linguiste, non sans mérite et non sans
pratique et non sans habitude, par une expérience d'autant plus profonde du
signifiant que ce n'est pas pour rien que je vous ai signalé que c'est
quelqu'un dont une partie du labeur se déploie dans un angle spécialement
suggestif et riche de l'expérience qui est celui de l'hiéroglyphe puisqu'il est
égyptologue, va, lui, être amené à contre-formuler pour nous ce qui
lui paraît caractéristique de la fonction du nom propre.
Cette
caractéristique de la fonction du nom propre, il va pour l'élaborer prendre référence
à John Stuart Mill et à un grammairien grec du deuxième siècle avant Jésus-Christ,
qui s'appelle Dionysius Thrax.
Singulièrement,
il va rencontrer chez eux quelque chose qui sans aboutir au même paradoxe que
Bertrand Russell rend compte des formules qui au premier aspect pourront apparaître
comme homonymiques si l'on peut dire. Le nom propre
, d'ailleurs n'est que la traduction de ce qu'ont apporté là-dessus les
Grecs, et nommément ce Dionysius Thrax, " opposé à
. Est-ce qu' " " ici se confond
avec le particulier, au sens russellien du terme ? Certainement pas,
puisqu'aussi bien ce ne serait pas là-dessus que prendrait appui M.
Gardiner, si c'était pour y trouver un accord avec son adversaire.
Malheureusement, il ne parvient pas à spécifier la différence ici du terme de
propriété comme impliquée à ce que distingue le point de vue grec, originel
avec les conséquences (->p113) (VI/14) paradoxales
auxquelles arrive un certain formalisme. Mais, à l'abri du progrès que lui
permet la référence aux Grecs tout à fait dans le fond, puis à Mill plus
proche de lui, il met en valeur ceci dont il s'agit, c'est-à-dire
ce qui fonctionne dans le nom propre qui nous le fait tout de suite distinguer,
repérer comme tel, comme un nom propre. Avec une pertinence certaine dans
l'approche du problème, Mill met l'accent sur ceci : c'est que ce en quoi un
nom propre se distingue du nom commun, c'est du côté de quelque chose qui
est au niveau du sens ; le nom commun parait concerner l'objet en tant qu'avec
lui, il amène un sens. Si quelque chose est un nom propre,
c'est pour autant que ça n'est pas le sens de
l'objet qu'il amène avec lui, mais quelque chose qui est de l'ordre d' une
marque appliquée en quelque sorte sur l'objet, superposée
à lui, et qui de ce fait sera d'autant plus étroitement
solidaire qu'il sera moins ouvert, du fait de l'absence de
sens,
à toute participation avec une dimension par où cet
objet se
dépasse, communique avec les autres objets. Mill ici
fait d'ailleurs intervenir, jouer une sorte de petit apologue lié
à un conte : l' entrée en jeu d' une image de la fantaisie.
C'est l'histoire du rôle de la fée
Morgiana qui veut préserver quelques-uns de ses protégés de je ne sais quel
fléau auquel ils sont promis par le fait qu'on a mis dans la ville une
marque de
craie sur leur porte. Morgiana leur évite de tomber sous le coup du fléau exterminateur
en faisant la même marque sur toutes les maisons de la même vi1le.
Ici Sir Gardiner n'a pas de peine
à démontrer la connaissance qu'implique cet
apologue lui-même ; c'est que
(->p114)
(VI/15) Mill
avait eu une notion plus complète de ce dont il s'agit dans l'incidence du nom
propre, ça n'est pas seulement du caractère d'identification de la marque
qu'il aurait dû faire dans sa forgerie état, c'est aussi du caractère
distinctif, et comme tel l'apologue serait plus convenable si l'on disait que la
fée Morgiana avait dû, les autres maisons, les marquer aussi d'un signe de
craie, mais différent du premier de façon à ce que celui qui s'introduisant
dans la ville pour remplir sa mission, cherche la maison où il doit faire
porter son incidence fatale, ne sache plus trouver de quel signe il s'agit,
faute d' avoir su à l'avance justement quel signe il fallait rechercher entre
autres.
Ceci
mène Gardiner à une articulation qui est celle-ci : c'est qu'en référence
manifeste à cette distinction du signifiant et du signifié, qui est
fondamentale pour tout linguiste même s'il ne la promeut pas comme telle dans
son discours, Gardiner - non sans fondement - remarque que ça n'est
pas tellement l' absence de sens dont il s'agit dans l'usage du nom propre. Car
aussi bien tout dit le contraire : très souvent les noms propres ont un sens. Même
M. Durand çà a un sens ; M. Smith veut dire forgeron, et il est bien clair que
ce n'est pas parce que M. Forgeron serait forgeron par hasard que son nom serait
moins un nom propre. Ce qui fait l'usage de nom propre, dans l'occasion, du nom
forgeron, nous dit M. Gardiner, c'est que l'accent dans son emploi est mis, non
pas sur le sens, mais sur le son en tant que distinctif. I1 y a là
manifestement un très grand progrès des dimensions, ce qui dans la plupart
des cas permettra pratiquement de nous apercevoir que quelque chose fonc(->p115)
(VI/16)tionne plus spécialement comme un nom propre. Néanmoins, il est quand
même
assez paradoxal justement de voir un linguiste dont la première définition
qu'il aura à donner de son matériel, les phonèmes, c'est que ce sont
justement des sons qui se distinguent les uns des autres, donner comme un trait
particulier à la fonction du nom propre que ce soit justement du fait que le
nom propre est composé de sons distinctifs que nous pouvons le caractériser
comme nom propre. Car bien sûr, sous un certain angle il est manifeste que tout
usage du langage est justement fondé sur ceci : c'est qu'un langage est fait
avec un matériel qui est celui de sons distinctifs. Bien
sûr cette objection n'est pas sans apparaître à l'auteur lui-même de
cette élaboration. C'est ici qu'il introduit la notion subjective - au
sens psychologique du terme - de l'attention accordée à la dimension
signifiante comme ici matériel sonore. Observez bien ce que je pointe ici,
c'est que le linguiste qui doit s'efforcer d'écarter - je ne dis pas d'éliminer
totalement de son champ - tout ce qui est référence proprement
psychologique, est tout de même amené ici comme tel à faire état d' une
dimension psychologique comme telle, je veux dire du fait que le sujet,
dit-il, investisse, fasse attention spécialement à ce qui est le corps
de son intérêt quand il s'agit du nom propre. C'est en tant qu'il véhicule
une certaine différence sonore qu'il est pris comme nom propre, faisant
remarquer qu'à l'inverse dans le discours commun, ce que je suis en train de
vous communiquer par exemple pour l'instant, je ne fais absolument pas attention
au matériel sonore de ce que je vous raconte. Si j'y faisais trop attention je
serais bientôt amené á voir s'amortir et se tarir mon discours, j'essaie
d'abord de (->p116) (VI/17) vous
communiquer quelque chose. C'est pace que je crois savoir
parler français que le matériel, effectivement distinctif dans son
fond, me vient ; il est là comme un véhicule auquel je ne fais pas
attention ; je pense au but où je vais, qui est de faire passer pour vous
certaines qualités de pensées que je vous communique.
Est-ce
qu'il est si vrai que cela que chaque fois que nous prononçons un nom propre
nous soyons psychologiquement avertis de cet accent mis sur le matériel sonore
comme tel ? Ce n'est absolument pas vrai. Je ne pense pas plus au matériel
sonore, Sir Allan Gardiner, quand je vous en parle qu'au moment où je parle de
verwurtzeln ou n'importe quoi d'autre. D'abord mes exemples ici seraient
mal choisis parce que c'est déjà des mots que les écrivant au tableau je mets
en évidence comme mots. Il est certain que quelle que soit la valeur de la
revendication ici du linguiste, elle échoue très spécifiquement, pour autant
qu'elle ne croit avoir d'autre référence à faire valoir que du psychologique.
Et elle échoue sur quoi ?
Précisément
à articuler quelque chose qui est peut-être bien la fonction du sujet,
mais du sujet défini tout autrement que par quoi que ce soit de l'ordre du
psychologique concret, du sujet pour autant que nous pourrions, que nous devons,
que nous ferons de le définir à proprement parler dans sa référence au
signifiant. I1 y a un sujet qui ne se confond pas avec le signifiant comme tel,
mais qui se déploie dans cette référence au signifiant avec des traits, des
caractères parfaitement articulables et formalisables et qui doivent nous
permet-(->p117) (VI/18)tre
de saisir de
discerner comme tel le caractère idiotique - si je prends la référence
grecque, c'est parce que je suis loin de la confondre avec l'emploi du mot
"particular" dans la définition russellienne - le caractère
idiotique comme tel du nom propre. Essayons maintenant d'indiquer dans quel
sens j'entends vous le faire saisir.
Dans
ce sens où depuis longtemps je fais intervenir au niveau de la définition de
l'inconscient, 1a fonction de la lettre. Cette fonction de la lettre, je vous
l'ai fait intervenir pour vous de façon d'abord en quelque sorte poétique ; le
séminaire sur la "lettre volée", dans nos toutes premières années
d'élaboration, était là pour vous indiquer que bel et bien quelque chose à
prendre au sens littéral du terme de lettre puisqu'il s'agissait d'une missive,
était quelque chose que nous pouvions considérer comme déterminant jusque
dans la structure psychique du sujet : fable sans doute mais qui ne faisait que
rejoindre la plus profonde vérité dans sa structure de fiction. Quand j'ai
parlé de l'Instance de la lettre dans 1' inconscient" quelques années
plus tard, j'y ai mis à travers métaphores et ménonymies un accent beaucoup
plus précis. Nous arrivons maintenant, avec ce départ que nous avons pris
dans la fonction du trait unaire, à quelque chose qui va nous permettre d'aller
plus loin : je pose qu'il ne peut y avoir de définition du nom propre que dans
la mesure où nous apercevons du rapport de l'émission
nommante avec quelque chose qui dans sa nature radicale est de l'ordre de la
lettre. Vous allez me dire : voilà donc une bien grande difficulté, car il y a
des tas de gens qui ne savent pas lire et qui se servent des noms (->p118)
(VI/19) propres
; et puis les noms propres ont existé avec l' identification qu'ils déterminent
avant l'apparition de l'écriture. C' est sous ce terme, sous ce registre,
"l'
homme avant l' écriture" qu'est paru un fort bon livre qui nous donne le
dernier point de ce qui est actuellement connu de l'évolution humaine avant
l'histoire. Et puis comment définirons-nous l'ethnographie dont certains
ont cru plausible d'avancer qu'il s'agit à proprement parler de tout ce qui de
l'ordre de la culture et de la tradition se déploie en dehors de toute
possibilité de documentation par l'outil de l'écriture.
Est-ce
si vrai que cela ?
Il
est un livre auquel je peux demander à tous ceux que cela
intéresse et déjà certains ont devancé mon indication -de se référer :
c'est le livre de James Février sur l'histoire de l'écriture. Si vous en avez
le temps pendant les vacances, je vous prie de vous y reporter. Vous y verrez s'étaler
avec évidence quelque chose, dont je vous indique le ressort général parce
qu'il n'est en quelque sorte pas dégagé et qu'il est partout présent : c'est
que préhistoriquement parlant, si je peux m'exprimer ainsi, je veux dire dans
toute la mesure où les étages stratigraphiques de ce que nous trouvons
attestent une évolution technique et matérielle des accessoires humains, préhistoriquement
tout ce que nous pouvons voir de ce qui se passe dans l'avènement de l'écriture
et donc dans le rapport de l' écriture au langage, tout se passe de la façon
suivante dont voici très précisément le résultat posé, articulé devant
vous, tout se passe de la façon suivante : sans aucun doute nous
pouvons admettre que l' homme, depuis qu' il est homme, a
une
(->p119) (VI/20) émission vocale comme parlant. D'autre part, il y a quelque chose qui est
de l'ordre de ces traits dont je vous ai dit l'émotion admirative que j'avais
eue à les retrouver marqués en petite rangée sur quelque côte d'antilope. I1
y a dans le matériel préhistorique une infinité de manifestations de tracés
qui n'ont pas d'autre caractère que d'être comme ce trait des signifiants et
rien de plus. On parle d'idéogramme ou d'idéographisme,
qu'est-ce à dire ?
Ce
que nous voyons toujours chaque fois qu'on peut faire intervenir cette étiquette
d'idéogramme, c'est quelque chose qui se présente comme en effet très proche
d' une image , mais qui devient idéogramme à mesure de ce qu'elle perd, de ce
qu'elle efface de plus en plus de ce caractère d'image. Telle la naissance de
l'écriture cunéiforme : c'est par exemple un bras ou une tête de bouquetin,
pour autant qu'à partir d'un certain moment cela prend un aspect par exemple
comme cela pour le bras :
c'est-à-dire que plus rien-de
l'origine n'est reconnaissable. Que les transitions existent là, n'a d'autre
poids que de nous conforter dans notre position, c'est à savoir que ce qui se
crée c'est à quelque niveau que nous voyons surgir l'écriture un bagage, une
batterie de quelque chose qu'on n'a pas le droit d'appeler abstrait, au sens où
nous l'employons de nos jours quand nous parlons de peinture abstraite. Car ce
sont en effet des traits qui sortent de quelque chose qui dans son essence est
figuratif ; et c'est pour ça qu'on croit que c'est un idéogramme. Mais c'est
un figuratif effacé, poussons le mot qui nous vient ici forcément à l'esprit
: refoulé, voire rejeté.
(->p120) (VI/21) Ce qui
reste c'est quelque chose de l'ordre de ce trait unaire en tant qu'il fonctionne
comme distinctif, qu'il peut à l'occasion jouer le rôle de marque. Vous n'ignorez
pas -
ou vous ignorez, peu
importe - qu'au Mas d'Azil, autre endroit fouillé par Piette dont je vous
parlais l'autre jour, on a trouvé des cailloux, des galets sur lesquels vous
voyez des choses par exemple comme ceci
:
Ce sera en rouge, par exemple, sur des galets de type
assez polis verdâtres passés. Sur un autre vous y verrez même carrément
ceci
qui est d'autant plus poli que ce signe, c'est ce
qui
sert dans
la théorie des ensembles à désigner l'appartenance d'un élément ; et i1 y
en a 1 autre : quand vous le regardez de loin c'est un dé ; on voit cinq
points, de l'autre vous voyez deux points, quand vous regardez de l'autre côté
c'est encore deux points, ça n'est pas un dé comme les nôtres et si vous vous
renseignez auprès du conservateur, que vous vous (->p121)
(VI/22) faites ouvrir la
vitrine vous voyez que de l'autre côté du cinq il y a une barre, un 1. C 'est
donc pas tout à fait un dé, mais cela a un aspect impressionnant au premier
abord que vous ayez pu croire que c'est un dé. Et en fin de compte vous n'
aurez pas tort, car il est clair qu'une collection de caractères mobiles - pour les appeler par leur
nom - de cette espèce c'est quelque
chose qui de toute façon a une fonction signifiante. Vous ne saurez jamais à
quoi ça servait, si c'était à tirer les sorts, si c'était des objets d'échange,
des tessères à proprement parler, objets de reconnaissance ou si ça
servait à n'importe quoi que vous pouvez élucubrer
sur des thèmes mystiques. Ça ne charge rien à ce fait que vous avez là des
signifiants .
Que
le nommé Piette ait entraîné à la suite de cela Salomon Reinach à délibérer
un tant soit peu sur le caractère archiarchaique et primordial de la
civilisation occidentale parce que soi-disant ça aurait été déjà un
alphabet, c'est une autre affaire : mais ceci est à apprécier comme symptôme,
mais aussi à critiquer dans sa portée réelle. Que rien ne nous permette bien
sûr de parler d'écriture archi-archaïque au sens où ceci aurait servi,
ces caractères mobiles, à faire une sorte d' imprimerie des cavernes, c'est
pas de cela qu'il s'agit. Ce dont il s'agit est ceci pour autant que tel idéogramme
veut dire quelque chose : pour prendre le petit caractère cunéiforme que je
vous ai fait tout à l'heure, ceci au niveau d'une étape tout à fait primitive
de l'écriture akkadienne, désigne le ciel, il en résulte que c'est articulé
"an" : le sujet qui regarde cet idéogramme le nomme "an" en
tant qu'il représente le ciel.
(->p122) (VI/23)
Mais ce qui va en résulter c'est que la position se retourne, qu'à
partir d'un certain moment cet idéogramme du ciel va servir dans une écriture du type syllabique, à supporter la
syllabe
"an" qui n'aura plus aucun rapport à ce moment là avec ciel. Toutes
les écritures idéographiques sans exception ou
dites idéographiques, portent la trace de la
simultanéité de cet emploi qu'on appelle idéographique avec l'usage qu'on
appelle phonétique du même matériel.
Mais
ce qu'on n'articule pas, ce qu'on ne met pas en évidence, ce devant quoi il ne
semble que personne ne se soit arrêté jusqu'à présent, c'est ceci : c'est
que tout se passe comme si les signifiants de l'écriture ayant d'abord été
produits comme marques distinctives, et ceci nous en avons des attestations
historiques, car quelqu'un qui s'appelle Sir Flanders Petrie a montré que bien
avant la naissance des caractères hiéroglyphes, sur les poteries qui nous
restent de l'industrie dite prédynastique, nous trouvons comme marque sur les
poteries à peu près toutes les formes qui se sont trouvées utilisées par la
suite, c'est-à-dire après une longue évolution historique dans
l'alphabet grec, étrusque, latin, phénicien, tout ce qui nous intéresse au plus
haut-chef comme caractéristiques de l'écriture. Vous voyez où je veux
en venir . Bien qu' au dernier terme ce que les Phéniciens d'abord, puis les
Grecs ont fait d'admirable à savoir ce quelque chose qui permet une notation en
apparence aussi stricte que possible des fonctions phonème à l'aide de l'écriture,
c'est dans une perspective toute contraire que nous devons voir ce dont il s'agit.
L'écriture comme matériel, comme
bagage attendait là - à la suite
d'un certain processus sur lequel je reviendrai : celui de la
(->p123) (VI/24) formation, nous
dirons de la marque, qui aujourd'hui incarne ce signifiant dont je vous parle - l'écriture attendait d'être phonétisée et c'est dans la mesure où
elle est vocalisée, phonétisée comme d'autres objets, qu'elle apprend, l'écriture,
si je puis dire, à fonctionner comme écriture. Si vous lisez cet ouvrage sur
l'histoire de l'écriture vous trouverez à tout instant la confirmation de ce
que je vous donne là comme schéma. Car chaque fois qu'il y a un progrès de l'écriture
c'est pour autant qu'une population a tenté de symboliser son propre langage,
sa propre articulation phonématique à l'aide d'un matériel d'écriture
emprunté à une autre population, et qui n'était qu' en apparence bien adaptée
à un autre langage - car elle n'était pas mieux adaptée, elle n'est
jamais bien adaptée bien sûr, car quel rapport y a-t-il entre
cette chose modulée et complexe et une articulation parlée - mais qui était
adaptée par le fait même de l'interaction qu'il y a entre un certain matériel
et l'usage qu'on lui donne dans une autre forme de langage de phonématique, de
syntaxe tout ce que vous voudrez, c'est-à-dire que c'était
l'instrument en apparence le moins approprié au départ à ce qu'on avait à en
faire.
Ainsi
se passe la transmission de ce qui est d'abord forgé par les Sumériens,
c'est-à-dire avant que ça en arrive au point où nous sommes là ;
et quand c'est recueilli par les Akkadiens toutes les difficultés viennent de ce
que ce matériel colle très mal avec le phonématisme où il lui faut entrer,
mais par contre une fois qu'il y entre, il l'influence selon toute apparence et
j'aurai là-dessus à revenir. En d'autres termes, ce que représente l'avènement
de l'écriture est ceci : que quelque chose qui est déjà écriture si nous
considérons que la (->p124) (VI/25)
caractéristique
est l'isolement du trait signifiant, étant nommé, vient à pouvoir servir à
supporter ce fameux son sur lequel M. Gardiner met tout l'accent concernant les
noms propres.
Qu'est-ce
qui en résulte ?
Il en résulte que nous devons trouver, si mon
hypothèse
est juste, quelque chose qui signe sa valabilité. Il y en a plus d'une une
fois qu'on y a pensé, elles fourmillent ; mais la plus accessible, la plus
apparente, c'est celle que je vais tout de suite vous donner, à savoir qu'une
des caractéristiques du nom propre - j'aurai bien sûr à revenir là-dessus
et sous mille formes, vous en verrez mille démonstrations - c'est que la
caractéristique du nom propre est toujours plus ou moins liée à ce trait de sa
liaison, non pas au son, mais à l'écriture ; et une des preuves, celle
qu'aujourd'hui je veux mettre au premier plan en avant, est ceci : c'est que
quand nous avons des écritures indéchiffrées parce que nous ne connaissons
pas le langage qu'elles incarnent, nous sommes bien embarrassés, car il nous
faut attendre d'avoir une inscription bilingue, et cela ne va pas encore loin
si nous ne savons rien du tout sur la nature de son langage, c'est-à-dire
sur son phonétisme.
Qu'est-ce
que nous attendons quand nous sommes cryptographistes et linguistes ? C'est de
discerner dans ce texte indéchiffré quelque chose qui pourrait bien être un
nom propre parce qu'il y a cette dimension à laquelle on s'étonne que M.
Gardiner ne fasse pas recours, lui qui a tout de même comme chef de file le
leader inaugural de sa science, Champollion,
(->p125)
(VI/26) et
qu'il ne se souvienne pas que c'est à propos de Cléopatra et de Ptolémée que
tout le déchiffrage de l'hiéroglyphe égyptien a commencé parce que dans
toutes les langues, Cleopatra c'est Cléopatre, Ptolémée c'est Ptolémée. Ce
qui distingue un nom propre malgré de petites apparences d'amodiations - on appelle
Koln, Cologne - c'est que d'une langue à l'autre ça se
conserve dans sa structure, sa structure sonore sans doute ; mais cette
structure sonore se distingue par le fait que justement celle-là, parmi
toutes les autres, nous devions la respecter, et ce en raison de
l'affinité justement du nom propre à la marque, à la désignation directe du
signifiant comme objet, et nous voilà en apparence retombant de la façon même
la plus brutale sur le "word for particular". Est-ce à dire que
pour autant je donne ici raison à M. Bertrand Russell ? Vous le savez,
certainement pas. Car dans l'intervalle est toute la question justement de la
naissance du signifiant à partir de ce dont il est le signe. Qu'est-ce
qu'elle veut dire ? C'est ici que s'insère comme telle une fonction qui est
celle du sujet, non pas du sujet au sens psychologique mais du sujet au sens
structural .
Comment
pouvons-nous, sous quels algorithmes pouvons nous, puisque de formalisation
il s'agit, placer ce sujet ? Est-ce dans l'ordre du signifiant que nous
avons moyen de représenter ce qui concerne la genèse, la naissance, l'émergence
du signifiant lui-même ? C'est là-dessus que se dirige mon
discours et que je reprendrai l'année prochaine.
note: bien que relu, si vous découvrez des erreurs manifestes dans ce séminaire,
ou si vous souhaitez une précision sur le texte, je vous remercie par
avance de m'adresser un émail.
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commentaire séance relue et corrigée en août 2002