--- ATTENTION : CONSERVEZ CETTE LICENCE SI VOUS REDISTRIBUEZ CE FICHIER --- License ABU -=-=-=-=-=- Version 1.1, Aout 1999 Copyright (C) 1999 Association de Bibliophiles Universels http://abu.cnam.fr/ abu@cnam.fr La base de textes de l'Association des Bibliophiles Universels (ABU) est une oeuvre de compilation, elle peut être copiée, diffusée et modifiée dans les conditions suivantes : 1. Toute copie à des fins privées, à des fins d'illustration de l'enseignement ou de recherche scientifique est autorisée. 2. Toute diffusion ou inclusion dans une autre oeuvre doit a) soit inclure la presente licence s'appliquant a l'ensemble de la diffusion ou de l'oeuvre dérivee. b) soit permettre aux bénéficiaires de cette diffusion ou de cette oeuvre dérivée d'en extraire facilement et gratuitement une version numérisée de chaque texte inclu, muni de la présente licence. Cette possibilité doit être mentionnée explicitement et de façon claire, ainsi que le fait que la présente notice s'applique aux documents extraits. c) permettre aux bénéficiaires de cette diffusion ou de cette oeuvre dérivée d'en extraire facilement et gratuitement la version numérisée originale, munie le cas échéant des améliorations visées au paragraphe 6, si elles sont présentent dans la diffusion ou la nouvelle oeuvre. Cette possibilité doit être mentionnée explicitement et de façon claire, ainsi que le fait que la présente notice s'applique aux documents extraits. Dans tous les autres cas, la présente licence sera réputée s'appliquer à l'ensemble de la diffusion ou de l'oeuvre dérivée. 3. L'en-tête qui accompagne chaque fichier doit être intégralement conservée au sein de la copie. 4. La mention du producteur original doit être conservée, ainsi que celle des contributeurs ultérieurs. 5. Toute modification ultérieure, par correction d'erreurs, additions de variantes, mise en forme dans un autre format, ou autre, doit être indiquée. L'indication des diverses contributions devra être aussi précise que possible, et datée. 6. Ce copyright s'applique obligatoirement à toute amélioration par simple correction d'erreurs ou d'oublis mineurs (orthographe, phrase manquante, ...), c'est-à-dire ne correspondant pas à l'adjonction d'une autre variante connue du texte, qui devra donc comporter la présente notice. ----------------------- FIN DE LA LICENCE ABU -------------------------------- --- ATTENTION : CONSERVEZ CET EN-TETE SI VOUS REDISTRIBUEZ CE FICHIER --- <IDENT diableam> <IDENT_AUTEURS cazottej> <IDENT_COPISTES surcoufj> <ARCHIVE http://www.abu.org/> <VERSION 3> <DROITS 0> <TITRE Le Diable amoureux (1772)> <GENRE prose> <AUTEUR Jacques Cazotte (1719-1792)> <COPISTE Joël Surcouf> <NOTESPROD> Transcription établie le 15 janvier 1995. Dans cette version 2, les passages qui se trouvaient en italiques dans le texte original ont été placés ici entre blancs soulignés "_" et les tirets longs des dialogues rétablis. (PC) </NOTESPROD> ----------------------- FIN DE L'EN-TETE -------------------------------- ------------------------- DEBUT DU FICHIER diableam3 --------------------------------J'étais à vingt-cinq ans capitaine aux gardes du roi de Naples : nous vivions beaucoup entre camarades, et comme de jeunes gens, c'est-à-dire, des femmes, du jeu, tant que la bourse pouvait y suffire ; et nous philosophions dans nos quartiers quand nous n'avions plus d'autre ressource.
Un soir, après nous être épuisés en raisonnements de toute espèce autour d'un
très petit flacon de vin de Chypre et de quelques marrons secs, le discours
tomba sur la cabale et les cabalistes.
Un d'entre nous prétendait que c'était une science réelle, et dont les
opérations étaient sûres ; quatre des plus jeunes lui soutenaient que c'était un
amas d'absurdités, une source de friponneries, propres à tromper les gens
crédules et amuser les enfants.
Le plus âgé d'entre nous, Flamand d'origine, fumait sa pipe d'un air
distrait, et ne disait mot. Son air froid et sa distraction me faisaient
spectacle à travers ce charivari discordant qui nous étourdissait, et
m'empêchait de prendre part à une conversation trop peu réglée pour qu'elle eût
de l'intérêt pour moi.
Nous étions dans la chambre du fumeur ; la nuit s'avançait : on se sépara, et
nous demeurâmes seuls, notre ancien et moi.
Il continua de fumer flegmatiquement ; je demeurai les coudes appuyés sur la
table, sans rien dire. Enfin mon homme rompit le silence.
"Jeune homme, me dit-il, vous venez d'entendre beaucoup de bruit : pourquoi
vous êtes-vous tiré de la mêlée ?
-- C'est, lui répondis-je, que j'aime mieux me taire que d'approuver ou
blâmer ce que je ne connais pas : je ne sais pas même ce que veut dire le mot de
cabale.
-- Il a plusieurs significations, me dit-il ; mais ce n'est point d'elles
dont il s'agit, c'est de la chose. Croyez-vous qu'il puisse exister une science
qui enseigne à transformer les métaux et à réduire les esprits sous notre
obéissance ?
-- Je ne connais rien des esprits, à commencer par le mien, sinon que je suis
sûr de son existence. Quant aux métaux, Je sais la valeur d'un carlin au jeu, à
l'auberge et ailleurs, et ne peux rien assurer ni nier sur l'essence des uns et
des autres, sur les modifications et impressions dont ils sont susceptibles.
-- Mon jeune camarade, j'aime beaucoup votre ignorance ; elle vaut bien la
doctrine des autres : au moins vous n'êtes pas dans l'erreur, et si vous n'êtes
pas instruit, vous êtes susceptible de l'être. Votre naturel, la franchise de
votre caractère, la droiture de votre esprit, me plaisent : je sais quelque
chose de plus que le commun des hommes ; jurez-moi le plus grand secret sur
votre parole d'honneur, promettez de vous conduire avec prudence, et vous serez
mon écolier.
-- L'ouverture que vous me faites, mon cher Soberano, m'est très agréable. La
curiosité est ma plus forte passion. Je vous avouerai que naturellement j'ai peu
d'empressement pour nos connaissances ordinaires ; elles m'ont toujours semblé
trop bornées, et j'ai deviné cette sphère élevée dans laquelle vous voulez
m'aider à m'élancer : mais quelle est la première clef de la science dont vous
parlez ? Selon ce que disaient nos camarades en disputant, ce sont les esprits
eux-mêmes qui nous instruisent ; peut-on se lier avec eux ?
-- Vous avez dit le mot, Alvare : on n'apprendrait rien de soi-même ; quant à
la possibilité de nos liaisons, je vais vous en donner une preuve sans
réplique."
Comme il finissait ce mot, il achevait sa pipe : il frappe trois coups pour
faire sortir le peu de cendres qui restait au fond, la pose sur la table assez
près de moi. Il élève la voix : "Calderon, dit-il, venez chercher ma pipe,
allumez-la, et rapportez-la-moi."
Il finissait à peine le commandement, je vois disparaître la pipe ; et, avant
que j'eusse pu raisonner sur les moyens, ni demander quel était ce Calderon
chargé de ses ordres, la pipe allumée était de retour, et mon interlocuteur
avait repris son occupation.
Il la continua quelque temps, moins pour savourer le tabac que pour jouir de
la surprise qu'il m'occasionnait ; puis se levant, il dit : "Je prends la garde
au jour, il faut que je repose. Allez vous coucher ; soyez sage, et nous nous
reverrons."
Je me retirai plein de curiosité et affamé d'idées nouvelles, dont je me
promettais de me remplir bientôt par le secours de Soberano. Je le vis le
lendemain, les jours ensuite ; Je n'eus plus d'autre passion ; Je devins son
ombre.
Je lui faisais mille questions ; il éludait les unes et répondait aux autres
d'un ton d'oracle. Enfin, je le pressai sur l'article de la religion de ses
pareils. "C'est, me répondit-il, la religion naturelle." Nous entrâmes dans
quelques détails ; ces décisions cadraient plus avec mes penchants qu'avec mes
principes ; mais je voulais venir à mon but et ne devais pas le contrarier.
"Vous commandez aux esprits, lui disais-je ; je veux comme vous être en
commerce avec eux : je le veux, je le veux !
-- Vous êtes vif, camarade, vous n'avez pas subi votre temps d'épreuve ; vous
n'avez rempli aucune des conditions sous lesquelles on peut aborder sans crainte
cette sublime catégorie...
-- Eh ! me faut-il bien du temps ?
-- Peut-être deux ans...
-- J'abandonne ce projet, m'écriai-je : je mourrais d'impatience dans
l'intervalle. Vous êtes cruel, Soberano. Vous ne pouvez concevoir la vivacité du
désir que vous avez créé dans moi : il me brûle...
-- Jeune homme, je vous croyais plus de prudence ; vous me faites trembler
pour vous et pour moi. Quoi ! vous vous exposeriez à évoquer des esprits sans
aucune des préparations...
-- Eh ! que pourrait-il m'en arriver ?
-- Je ne dis pas qu'il dût absolument vous en arriver du mal ; s'ils ont du
pouvoir sur nous, c'est notre faiblesse, notre pusillanimité qui le leur donne :
dans le fond, nous sommes nés pour les commander...
-- Ah ! je les commanderai !
-- Oui, vous avez le coeur chaud, mais si vous perdez la tête, s'ils vous
effraient à certain point ?...
-- S'il ne tient qu'à ne les pas craindre, je les mets au pis pour
m'effrayer.
-- Quoi ! quand vous verriez le Diable ?...
-- Je tirerais les oreilles au grand Diable d'enfer.
-- Bravo ! si vous êtes si sûr de vous, vous pouvez vous risquer, et je vous
promets mon assistance. Vendredi prochain, je vous donne à dîner avec deux des
nôtres, et nous mettrons l'aventure à fin."
Nous n'étions qu'à mardi : jamais rendez-vous galant ne fut attendu avec tant
d'impatience. Le terme arrive enfin ; je trouve chez mon camarade deux hommes
d'une physionomie peu prévenante ; nous dînons. La conversation roule sur des
choses indifférentes.
Après dîner, on propose une promenade à pied vers les ruines de Portici. Nous
sommes en route, nous arrivons. Ces restes des monuments les plus augustes
écroulés, brisés, épars, couverts de ronces, portent à mon imagination des idées
qui ne m'étaient pas ordinaires. "Voilà, disais-je, le pouvoir du temps sur les
ouvrages de l'orgueil et de l'industrie des hommes." Nous avançons dans les
ruines, et enfin nous sommes parvenus presque à tâtons, à travers ces débris,
dans un lieu si obscur, qu'aucune lumière extérieure n'y pouvait pénétrer.
Mon camarade me conduisait par le bras ; il cesse de marcher, et je m'arrête.
Alors un de la compagnie bat le fusil et allume une bougie. Le séjour où nous
étions s'éclaire, quoique faiblement, et je découvre que nous sommes sous une
voûte assez bien conservée, de vingt-cinq pieds en carré à peu près, et ayant
quatre issues.
Nous observions le plus parfait silence. Mon camarade, à l'aide d'un roseau
qui lui servait d'appui dans sa marche, trace un cercle autour de lui sur le
sable léger dont le terrain était couvert, et en sort après y avoir dessiné
quelques caractères. "Entrez dans ce pentacle, mon brave, me dit-il, et n'en
sortez qu'à bonnes enseignes...
-- Expliquez-vous mieux ; à quelles enseignes en dois-je sortir ?
-- Quand tout vous sera soumis ; mais avant ce temps, si la frayeur vous
faisait faire une fausse démarche, vous pourriez courir les risques les plus
grands."
Alors il me donne une formule d'évocation courte, pressante, mêlée de
quelques mots que je n'oublierai jamais.
"Récitez, me dit-il, cette conjuration avec fermeté, et appelez ensuite à
trois fois clairement Béelzébuth, et surtout n'oubliez pas ce que vous
avez promis de faire."
Je me rappelai que je m'étais vanté de lui tirer les oreilles. "Je tiendrai
parole, lui dis-je, ne voulant pas en avoir le démenti.
-- Nous vous souhaitons bien du succès, me dit-il ; quand vous aurez fini,
vous nous avertirez. Vous êtes directement vis-à-vis de la porte par laquelle
vous devez sortir pour nous rejoindre." Ils se retirent.
Jamais fanfaron ne se trouva dans une crise plus délicate : je fus au moment
de les rappeler ; mais il y avait trop à rougir pour moi ; c'était d'ailleurs
renoncer à toutes mes espérances. Je me raffermis sur la place où j'étais, et
tins un moment conseil. On a voulu m'effrayer, dis-je ; on veut voir si je suis
pusillanime. Les gens qui m'éprouvent sont à deux pas d'ici, et à la suite de
mon évocation je dois m'attendre à quelque tentative de leur part pour
m'épouvanter. Tenons bon ; tournons la raillerie contre les mauvais plaisants.
Cette délibération fut assez courte, quoique un peu troublée par le ramage
des hiboux et des chats-huants qui habitaient les environs, et même l'intérieur
de ma caverne.
Un peu rassuré par mes réflexions, je me rassois sur mes reins, je me piète ;
je prononce l'évocation d'une voix claire et soutenue ; et, en grossissant le
son, j'appelle, à trois reprises et à très courts intervalles,
Béelzébuth.
Un frisson courait dans toutes mes veines, et mes cheveux se hérissaient sur
ma tête.
A peine avais-je fini, une fenêtre s'ouvre à deux battants vis-à-vis de moi,
au haut de la voûte : un torrent de lumière plus éblouissante que celle du jour
fond par cette ouverture ; une tête de chameau horrible, autant par sa grosseur
que par sa forme, se présente à la fenêtre ; surtout elle avait des oreilles
démesurées. L'odieux fantôme ouvre la gueule, et, d'un ton assorti au reste de
l'apparition, me répond : Che vuoi ?
Toutes les voûtes, tous les caveaux des environs retentissent à l'envi du
terrible Che vuoi ?
Je ne saurais peindre ma situation ; je ne saurais dire qui soutint mon
courage et m'empêcha de tomber en défaillance à l'aspect de ce tableau, au bruit
plus effrayant encore qui retentissait à mes oreilles.
Je sentis la nécessité de rappeler mes forces ; une sueur froide allait les
dissiper : je fis un effort sur moi. Il faut que notre âme soit bien vaste et
ait un prodigieux ressort ; une multitude de sentiments, d'idées, de réflexions
touchent mon coeur, passent dans mon esprit, et font leur impression toutes à la
fois.
La révolution s'opère, je me rends maître de ma terreur. Je fixe hardiment le
spectre.
"Que prétends-tu toi-même, téméraire, en te montrant sous cette forme hideuse
?"
Le fantôme balance un moment :
"Tu m'as demandé, dit-il d'un ton de voix plus bas...
-- L'esclave, lui dis-je, cherche-t-il à effrayer son maître ? Si tu viens
recevoir mes ordres, prends une forme convenable et un ton soumis.
-- Maître, me dit le fantôme, sous quelle forme me présenterai-je pour vous
être agréable ?"
La première idée qui me vint à la tête étant celle d'un chien : "Viens, lui
dis-je, sous la figure d'un épagneul." A peine avais-je donné l'ordre,
l'épouvantable chameau allonge le col de seize pieds de longueur, baisse la tête
jusqu'au milieu du salon, et vomit un épagneul blanc à soies fines et
brillantes, les oreilles traînantes jusqu'à terre.
La fenêtre s'est refermée, tout[e ?] autre vision a disparu, et il ne reste
sous la voûte, suffisamment éclairée, que le chien et moi.
Il tournait tout autour du cercle en remuant la queue, et faisant des
courbettes.
"Maître, me dit-il, je voudrais bien vous lécher l'extrémité des pieds ; mais
le cercle redoutable qui vous environne me repousse."
Ma confiance était montée jusqu'à l'audace : je sors du cercle, je tends le
pied, le chien le lèche ; je fais un mouvement pour lui tirer les oreilles, il
se couche sur le dos comme pour me demander grâce ; je vis que c'était une
petite femelle.
"Lève-toi, lui dis-je ; je te pardonne : tu vois que j'ai compagnie ; ces
messieurs attendent à quelque distance d'ici ; la promenade a dû les altérer ;
je veux leur donner une collation ; il faut des fruits, des conserves, des
glaces, des vins de Grèce ; que cela soit bien entendu ; éclaire et décore la
salle sans faste, mais proprement. Vers la fin de la collation tu viendras en
virtuose du premier talent, et tu porteras une harpe ; je t'avertirai quand tu
devras paraître. Prends garde à bien jouer ton rôle, mets de l'expression dans
ton chant, de la décence, de la retenue dans ton maintien...
-- J'obéirai, maître, mais sous quelle condition ?
-- Sous celle d'obéir, esclave. Obéis, sans réplique, ou...
-- Vous ne me connaissez pas, maître : vous me traiteriez avec moins de
rigueur ; j'y mettrais peut-être l'unique condition de vous désarmer et de vous
plaire."
Le chien avait à peine fini, qu'en tournant sur le talon, je vois mes ordres
s'exécuter plus promptement qu'une décoration ne s'élève à l'Opéra. Les murs de
la voûte, ci-devant noirs, humides, couverts de mousse, prenaient une teinte
douce, des formes agréables ; c'était un salon de marbre jaspé. L'architecture
présentait un cintre soutenu par des colonnes. Huit girandoles de cristaux,
contenant chacune trois bougies, y répandaient une lumière vive, également
distribuée.
Un moment après, la table et le buffet s'arrangent, se chargent de tous les
apprêts de notre régal ; les fruits et les confitures étaient de l'espèce la
plus rare, la plus savoureuse et de la plus belle apparence. La porcelaine
employée au service et sur le buffet était du Japon. La petite chienne faisait
mille tours dans la salle, mille courbettes autour de moi, comme pour hâter le
travail et me demander si j'étais satisfait.
"Fort bien, Biondetta, lui dis-je ; prenez un habit de livrée, et allez dire
à ces messieurs qui sont près d'ici que je les attends, et qu'ils sont servis."
A peine avais-je détourné un instant mes regards, je vois sortir un page à ma
livrée, lestement vêtu, tenant un flambeau allumé ; peu après il revint
conduisant sur ses pas mon camarade le Flamand et ses deux amis.
Préparés à quelque chose d'extraordinaire par l'arrivée et le compliment du
page, ils ne l'étaient pas au changement qui s'était fait dans l'endroit où ils
m'avaient laissé. Si je n'eusse pas eu la tête occupée, je me serais plus amusé
de leur surprise ; elle éclata par leur cri, se manifesta par l'altération de
leurs traits et par leurs attitudes.
"Messieurs, leur dis-je, vous avez fait beaucoup de chemin pour l'amour de
moi, il nous en reste à faire pour regagner Naples : j'ai pensé que ce petit
régal ne vous désobligerait pas, et que vous voudriez bien excuser le peu de
choix et le défaut d'abondance en faveur de l'impromptu."
Mon aisance les déconcerta plus encore que le changement de la scène et la
vue de l'élégante collation à laquelle ils se voyaient invités. Je m'en aperçus,
et résolu de terminer bientôt une aventure dont intérieurement je me défiais, je
voulus en tirer tout le parti possible, en forçant même la gaieté qui fait le
fond de mon caractère.
Je les pressai de se mettre à table ; le page avançait les sièges avec une
promptitude merveilleuse. Nous étions assis ; j'avais rempli les verres,
distribué des fruits ; ma bouche seule s'ouvrait pour parler et manger, les
autres restaient béantes ; cependant je les engageai à entamer les fruits, ma
confiance les détermina. Je porte la santé de la plus jolie courtisane de Naples
; nous la buvons. Je parle d'un opéra nouveau, d'une improvisatrice
romaine arrivée depuis peu, et dont les talents font du bruit à la cour. Je
reviens sur les talents agréables, la musique, la sculpture ; et par occasion je
les fais convenir de la beauté de quelques marbres qui font l'ornement du salon.
Une bouteille se vide, et est remplacée par une meilleure. Le page se multiplie,
et le service ne languit pas un instant. Je jette l'oeil sur lui à la dérobée :
figurez-vous l'Amour en trousse de page ; mes compagnons d'aventure le
lorgnaient de leur côté d'un air où se peignaient la surprise, le plaisir et
l'inquiétude. La monotonie de cette situation me déplut ; je vis qu'il était
temps de la rompre. "Biondetto, dis-je au page, la signora Fiorentina m'a promis
de me donner un instant ; voyez si elle ne serait point arrivée." Biondetto sort
de l'appartement.
Mes hôtes n'avaient point encore eu le temps de s'étonner de la bizarrerie du
message, qu'une porte du salon s'ouvre et Fiorentina entre tenant sa harpe ;
elle était dans un déshabillé étoffé et modeste, un chapeau de voyage et un
crêpe très clair sur les yeux ; elle pose sa harpe à côté d'elle, salue avec
aisance, avec grâce : "Seigneur don Alvare, dit-elle, je n'étais pas prévenue
que vous eussiez compagnie ; je ne me serais point présentée vêtue comme je suis
; ces messieurs voudront bien excuser une voyageuse."
Elle s'assied, et nous lui offrons à l'envi les reliefs de notre petit
festin, auxquels elle touche par complaisance.
"Quoi ! madame, lui dis-je, vous ne faites que passer par Naples ? On ne
saurait vous y retenir ?
-- Un engagement déjà ancien m'y force, seigneur ; on a eu des bontés pour
moi à Venise au carnaval dernier ; on m'a fait promettre de revenir, et j'ai
touché des arrhes : sans cela, je n'aurais pu me refuser aux avantages que
m'offrait ici la cour, et à l'espoir de mériter les suffrages de la noblesse
napolitaine, distinguée par son goût au-dessus de toute celle d'Italie."
Les deux Napolitains se courbent pour répondre à l'éloge, saisis par la
vérité de la scène au point de se frotter les yeux. Je pressai la virtuose de
nous faire entendre un échantillon de son talent. Elle était enrhumée, fatiguée
; elle craignait avec justice de déchoir dans notre opinion. Enfin, elle se
détermina à exécuter un récitatif obligé et une ariette pathétique qui
terminaient le troisième acte de l'opéra dans lequel elle devait débuter.
Elle prend sa harpe, prélude avec une petite main longuette, potelée, tout à
la fois blanche et purpurine, dont les doigts insensiblement arrondis par le
bout étaient terminés par un ongle dont la forme et la grâce étaient
inconcevables : nous étions tous surpris, nous croyions être au plus délicieux
concert.
La dame chante. On n'a pas, avec plus de gosier, plus d'âme, plus
d'expression : on ne saurait rendre plus, en chargeant moins. J'étais ému
jusqu'au fond du coeur, et j'oubliais presque que j'étais le créateur du charme
qui me ravissait.
La cantatrice m'adressait les expressions tendres de son récit et de son
chant. Le feu de ses regards perçait à travers le voile ; il était d'un
pénétrant, d'une douceur inconcevable ; ces yeux ne m'étaient pas inconnus.
Enfin, en assemblant les traits tels que le voile me les laissait apercevoir, je
reconnus dans Fiorentina le fripon de Biondetto ; mais l'élégance, l'avantage de
la taille se faisaient beaucoup plus remarquer sous l'ajustement de femme que
sous l'habit de page.
Quand la cantatrice eut fini de chanter, nous lui donnâmes de justes éloges.
Je voulus l'engager à nous exécuter une ariette vive pour nous donner lieu
d'admirer la diversité de ses talents.
"Non, répondit-elle ; je m'en acquitterais mal dans la disposition d'âme où
je suis ; d'ailleurs, vous avez dû vous apercevoir de l'effort que j'ai fait
pour vous obéir. Ma voix se ressent du voyage, elle est voilée. Vous êtes
prévenus que je pars cette nuit. C'est un cocher de louage qui m'a conduite, je
suis à ses ordres : je vous demande en grâce d'agréer mes excuses, et de me
permettre de me retirer." En disant cela elle se lève, veut emporter sa harpe.
Je la lui prends des mains, et, après l'avoir reconduite jusqu'à la porte par
laquelle elle s'était introduite, je rejoins la compagnie.
Je devais avoir inspiré de la gaieté, et je voyais de la contrainte dans les
regards : j'eus recours au vin de Chypre. Je l'avais trouvé délicieux, il
m'avait rendu mes forces, ma présence d'esprit ; je doublai la dose, et comme
l'heure s'avançait, je dis à mon page, qui s'était remis à son poste derrière
mon siège, d'aller faire avancer ma voiture. Biondetto sort sur-le-champ, va
remplir mes ordres.
"Vous avez ici un équipage ? me dit Soberano.
-- Oui, répliquai-je, je me suis fait suivre, et j'ai imaginé que si notre
partie se prolongeait, vous ne seriez pas fâchés d'en revenir commodément.
Buvons encore un coup, nous ne courrons pas les risques de faire de faux pas en
chemin."
Ma phrase n'était pas achevée, que le page rentre suivi de deux grands
estafiers bien tournés, superbement vêtus à ma livrée. "Seigneur don Alvare, me
dit Biondetto, je n'ai pu faire approcher votre voiture ; elle est au-delà, mais
tout auprès des débris dont ces lieux-ci sont entourés." Nous nous levons,
Biondetto et les estafiers nous précèdent ; on marche.
Comme nous ne pouvions pas aller quatre de front entre des bases et des
colonnes brisées, Soberano, qui se trouvait seul à côté de moi, me serra la
main. "Vous nous donnez un beau régal, ami ; il vous coûtera cher.
-- Ami, répliquai-je, je suis très heureux s'il vous a fait plaisir ; je vous
le donne pour ce qu'il me coûte."
Nous arrivons à la voiture ; nous trouvons deux autres estafiers, un cocher,
un postillon, une voiture de campagne à mes ordres, aussi commode qu'on eût pu
la désirer. J'en fais les honneurs, et nous prenons légèrement le chemin de
Naples.
Nous gardâmes quelque temps le silence ; enfin un des amis de Soberano le
rompt. "Je ne vous demande point votre secret, Alvare ; mais il faut que vous
ayez fait des conventions singulières ; jamais personne ne fut servi comme vous
l'êtes ; et depuis quarante ans que je travaille, je n'ai pas obtenu le quart
des complaisances que l'on vient d'avoir pour vous dans une soirée. Je ne parle
pas de la plus céleste vision qu'il soit possible d'avoir, tandis que l'on
afflige nos yeux plus souvent que l'on ne songe à les réjouir ; enfin, vous
savez vos affaires, vous êtes jeune ; à votre âge on désire trop pour se laisser
le temps de réfléchir, et on précipite ses jouissances."
Bernadillo, c'était le nom de cet homme, s'écoutait en parlant, et me donnait
le temps de penser à ma réponse.
"J'ignore, lui répliquai-je, par où j'ai pu m'attirer des faveurs distinguées
; j'augure qu'elles seront très courtes, et ma consolation sera de les avoir
toutes partagées avec de bons amis." On vit que je me tenais sur la réserve, et
la conversation tomba.
Cependant le silence amena la réflexion : je me rappelai ce que j'avais fait
et vu ; je comparai les discours de Soberano et de Bernadillo, et conclus que je
venais de sortir du plus mauvais pas dans lequel une curiosité vaine et la
témérité eussent jamais engagé un homme de ma sorte.
Je ne manquais pas d'instruction ; j'avais été élevé jusqu'à treize ans sous
les yeux de don Bernardo Maravillas, mon père, gentilhomme sans reproche, et par
dona Mencia, ma mère, la femme la plus religieuse, la plus respectable qui fût
dans l'Estramadure. "Oh, ma mère ! disais-je, que penseriez-vous de votre fils
si vous l'aviez vu, si vous le voyiez encore ? Mais ceci ne durera pas, je m'en
donne parole."
Cependant la voiture arrivait à Naples. Je reconduisis chez eux les amis de
Soberano. Lui et moi revînmes à notre quartier. Le brillant de mon équipage
éblouit un peu la garde devant laquelle nous passâmes en revue, mais les grâces
de Biondetto, qui était sur le devant du carrosse, frappèrent encore davantage
les spectateurs.
Le page congédie la voiture et la livrée, prend un flambeau de la main des
estafiers, et traverse les casernes pour me conduire à mon appartement. Mon
valet de chambre, encore plus étonné que les autres, voulait parler pour me
demander des nouvelles du nouveau train dont je venais de faire la montre. "C'en
est assez, Carle, lui dis-je en entrant dans mon appartement, je n'ai pas besoin
de vous : allez vous reposer, je vous parlerai demain."
Nous sommes seuls dans ma chambre, et Biondetto a fermé la porte sur nous ;
ma situation était moins embarrassante au milieu de la compagnie dont je venais
de me séparer, et de l'endroit tumultueux que je venais de traverser.
Voulant terminer l'aventure, je me recueillis un instant. Je jette les yeux
sur le page, les siens sont fixés vers la terre ; une rougeur lui monte
sensiblement au visage : sa contenance décèle de l'embarras et beaucoup
d'émotion ; enfin je prends sur moi de lui parler.
"Biondetto, vous m'avez bien servi, vous avez même mis des grâces à ce que
vous avez fait pour moi ; mais comme vous vous étiez payé d'avance, je pense que
nous sommes quittes.
-- Don Alvare est trop noble pour croire qu'il ait pu s'acquitter à ce
prix...
-- Si vous avez fait plus que vous ne me devez, si je vous dois de reste,
donnez votre compte ; mais je ne vous réponds pas que vous soyez payé
promptement. Le quartier courant est mangé ; je dois au jeu, à l'auberge, au
tailleur...
-- Vous plaisantez hors de propos.
-- Si je quitte le ton de plaisanterie, ce sera pour vous prier de vous
retirer, car il est tard et il faut que je me couche.
-- Et vous me renverriez incivilement à l'heure qu'il est ? Je n'ai pas dû
m'attendre à ce traitement de la part d'un cavalier espagnol. Vos amis savent
que je suis venue ici, vos soldats, vos gens m'ont vue et ont deviné mon sexe.
Si j'étais une vile courtisane, vous auriez quelque égard pour les bienséances
de mon état ; mais votre procédé pour moi est flétrissant, ignominieux : il
n'est pas de femme qui n'en fût humiliée.
-- Il vous plaît donc à présent d'être femme pour vous concilier des égards ?
Eh bien ! pour sauver le scandale de votre retraite, ayez pour vous le
ménagement de la faire par le trou de la serrure.
-- Quoi ! sérieusement, sans savoir qui je suis...
-- Puis-je l'ignorer ?
-- Vous l'ignorez, vous dis-je, vous n'écoutez que vos préventions ; mais,
qui que je sois, je suis à vos pieds, les larmes aux yeux : c'est à titre de
client que je vous implore. Une imprudence plus grande que la vôtre, excusable
peut-être, puisque vous en êtes l'objet, m'a fait aujourd'hui tout braver, tout
sacrifier pour vous obéir, me donner à vous et vous suivre. J'ai révolté contre
moi les passions les plus cruelles, les plus implacables ; il ne me reste de
protection que la vôtre, d'asile que votre chambre : me la fermerez-vous, Alvare
? Sera-t-il dit qu'un cavalier espagnol aura traité avec cette rigueur, cette
indignité, quelqu'un qui a tout sacrifié pour lui, une âme sensible, un être
faible dénué de tout autre secours que le sien ; en un mot, une personne de mon
sexe ?"
Je me reculais autant qu'il m'était possible, pour me tirer d'embarras ; mais
elle embrassait mes genoux, et me suivait sur les siens : enfin, je suis rangé
contre le mur. "Relevez-vous, lui dis-je, vous venez sans y penser de me prendre
par mon serment.
"Quand ma mère me donna ma première épée, elle me fit jurer sur la garde de
servir toute ma vie les femmes, et de n'en pas désobliger une seule. Quand ce
serait ce que je pense que c'est aujourd'hui...
-- Eh bien ! cruel, à quelque titre que ce soit, permettez-moi de rester dans
votre chambre.
-- Je le veux pour la rareté du fait, et mettre le comble à la bizarrerie de
mon aventure. Cherchez à vous arranger de manière que je ne vous voie ni ne vous
entende ; au premier mot, au premier mouvement capables de me donner de
l'inquiétude, je grossis le son de ma voix pour vous demander à mon tour, Che
vuoi ?"
Je lui tourne le dos, et m'approche de mon lit pour me déshabiller. "Vous
aiderai-je ? me dit-on. -- Non, je suis militaire et me sers moi-même." Je me
couche.
A travers la gaze de mon rideau, je vois le prétendu page arranger dans le
coin de ma chambre une natte usée qu'il a trouvée dans une garde-robe. Il
s'assied dessus, se déshabille entièrement, s'enveloppe d'un de mes manteaux qui
était sur un siège, éteint la lumière, et la scène finit là pour le moment ;
mais elle recommença bientôt dans mon lit, où je ne pouvais trouver le sommeil.
Il semblait que le portrait du page fût attaché au ciel du lit et aux quatre
colonnes ; je ne voyais que lui. Je m'efforçais en vain de lier avec cet objet
ravissant l'idée du fantôme épouvantable que j'avais vu ; la première apparition
servait à relever le charme de la dernière.
Ce chant mélodieux, que j'avais entendu sous la voûte, ce son de voix
ravissant, ce parler qui semblait venir du coeur, retentissaient encore dans le
mien, et y excitaient un frémissement singulier.
Ah ! Biondetta ! disais-je, si vous n'étiez pas un être fantastique, si vous
n'étiez pas ce vilain dromadaire !
Mais à quel mouvement me laissai-je emporter ? J'ai triomphé de la frayeur,
déracinons un sentiment plus dangereux. Quelle douceur puis-je en attendre ? Ne
tiendrait-il pas toujours de son origine ?
Le feu de ses regards si touchants, si doux, est un cruel poison. Cette
bouche si bien formée, si coloriée, si fraîche, et en apparence si naïve, ne
s'ouvre que pour des impostures. Ce coeur, si c'en était un, ne s'échaufferait
que pour une trahison.
Pendant que je m'abandonnais aux réflexions occasionnées par les mouvements
divers dont j'étais agité, la lune, parvenue au haut de l'hémisphère et dans un
ciel sans nuages, dardait tous ses rayons dans ma chambre à travers trois
grandes croisées.
Je faisais des mouvements prodigieux dans mon lit ; il n'était pas neuf ; le
bois s'écarte, et les trois planches qui soutenaient mon sommier tombent avec
fracas.
Biondetta se lève, accourt à moi avec le ton de la frayeur. "Don Alvare, quel
malheur vient de vous arriver ?"
Comme je ne la perdais pas de vue, malgré mon accident, je la vis se lever,
accourir ; sa chemise était une chemise de page, et au passage, la lumière de la
lune, ayant frappé sur sa cuisse, avait paru gagner au reflet.
Fort peu ému du mauvais état de mon lit, qui ne m'exposait qu'à être un peu
plus mal couché, je le fus bien davantage de me trouver serré dans les bras de
Biondetta.
"Il ne m'est rien arrivé, lui dis-je, retirez-vous ; vous courez sur le
carreau sans pantoufles, vous allez vous enrhumer, retirez-vous...
-- Mais, vous êtes mal à votre aise...
-- Oui, vous m'y mettez actuellement ; retirez-vous, ou, puisque vous voulez
être couchée chez moi et près de moi, je vous ordonnerai d'aller dormir dans
cette toile d'araignée qui est à l'encoignure de ma chambre."
Elle n'attendit pas la fin de la menace, et alla se coucher sur sa natte, en
sanglotant tout bas.
La nuit s'achève, et la fatigue prenant le dessus, me procure quelques
moments de sommeil. Je ne m'éveillai qu'au jour. On devine la route que prirent
mes premiers regards. Je cherchai des yeux mon page.
Il était assis tout vêtu, à la réserve de son pourpoint, sur un petit
tabouret ; il avait étalé ses cheveux qui tombaient jusqu'à terre, en couvrant,
à boucles flottantes et naturelles, son dos et ses épaules, et même entièrement
son visage.
Ne pouvant faire mieux, il démêlait sa chevelure avec ses doigts. Jamais
peigne d'un plus bel ivoire ne se promena dans une plus épaisse forêt de cheveux
blonds cendrés ; leur finesse était égale à toutes leurs autres perfections ; un
petit mouvement que j'avais fait ayant annoncé mon réveil, elle écarte avec ses
doigts les boucles qui lui ombrageaient le visage. Figurez-vous l'aurore au
printemps, sortant d'entre les vapeurs du matin avec sa rosée, ses fraîcheurs et
tous ses parfums.
"Biondetta, lui dis-je, prenez un peigne ; il y en a dans le tiroir de ce
bureau." Elle obéit. Bientôt, à l'aide d'un ruban, ses cheveux sont rattachés
sur sa tête avec autant d'adresse que d'élégance. Elle prend son pourpoint, met
le comble à son ajustement, et s'assied sur son siège d'un air timide,
embarrassé, inquiet, qui sollicitait vivement la compassion.
S'il faut, me disais-je, que je voie dans la journée mille tableaux plus
piquants les uns que les autres, assurément je n'y tiendrai pas ; amenons le
dénouement, s'il est possible.
Je lui adresse la parole.
"Le jour est venu, Biondetta, les bienséances sont remplies, vous pouvez
sortir de ma chambre sans craindre le ridicule.
-- Je suis, me répondit-elle, maintenant au-dessus de cette frayeur ; mais
vos intérêts et les miens m'en inspirent une beaucoup plus fondée : ils ne
permettent pas que nous nous séparions.
-- Vous vous expliquerez ? lui dis-je.
-- Je vais le faire, Alvare.
"Votre jeunesse, votre imprudence, vous ferment les yeux sur les périls que
nous avons rassemblés autour de nous. A peine vous vis-je sous la voûte, que
cette contenance héroïque à l'aspect de la plus hideuse apparition décida mon
penchant. Si, me dis-je à moi-même, pour parvenir au bonheur, je dois m'unir à
un mortel, prenons un corps, il en est temps. Voilà le héros digne de moi.
Dussent s'en indigner les méprisables rivaux dont je lui fais le sacrifice ;
dussé-je me voir exposée à leur ressentiment, à leur vengeance, que m'importe ?
Aimée d'Alvare, unie avec Alvare, eux et la nature nous serons soumis. Vous avez
vu la suite ; voici les conséquences.
"L'envie, la jalousie, le dépit, la rage me préparent les châtiments les plus
cruels auxquels puisse être soumis un être de mon espèce, dégradé par son choix,
et vous seul pouvez m'en garantir. A peine est-il jour, et déjà les délateurs
sont en chemin pour vous déférer, comme nécromancien, à ce tribunal que vous
connaissez. Dans une heure...
-- Arrêtez, m'écriai-je, en me mettant les poings fermés sur les yeux, vous
êtes le plus adroit, le plus insigne des faussaires. Vous parlez d'amour, vous
en présentez l'image, vous en empoisonnez l'idée, je vous défends de m'en dire
un mot. Laissez-moi me calmer assez, si je le puis, pour devenir capable de
prendre une résolution.
"S'il faut que je tombe entre les mains du tribunal, je ne balance pas, pour
ce moment-ci, entre vous et lui ; mais si vous m'aidez à me tirer d'ici, à quoi
m'engagerai-je ? Puis-je me séparer de vous quand je le voudrai ? Je vous somme
de me répondre avec clarté et précision.
-- Pour vous séparer de moi, Alvare, il suffira d'un acte de votre volonté.
J'ai même regret que ma soumission soit forcée. Si vous méconnaissez mon zèle
par la suite, vous serez imprudent, ingrat...
-- Je ne crois rien, sinon qu'il faut que je parte. Je vais éveiller mon
valet de chambre ; il faut qu'il me trouve de l'argent, qu'il aille à la poste.
Je me rendrai à Venise près de Bentinelli, banquier de ma mère.
-- Il vous faut de l'argent ? Heureusement je m'en suis précautionnée ; j'en
ai à votre service...
-- Gardez-le. Si vous étiez une femme, en l'acceptant je ferais une
bassesse...
-- Ce n'est pas un don, c'est un prêt que je vous propose. Donnez-moi un
mandement sur le banquier ; faites un état de ce que vous devez ici. Laissez sur
votre bureau un ordre à Carle pour payer. Disculpez-vous par lettre auprès de
votre commandant, sur une affaire indispensable qui vous force à partir sans
congé. J'irai à la poste vous chercher une voiture et des chevaux ; mais
auparavant, Alvare, forcée à m'écarter de vous, je retombe dans toutes mes
frayeurs ; dites : Esprit qui ne t'es lié à un corps que pour moi, et pour
moi seul, j'accepte ton vasselage et t'accorde ma protection."
En me prescrivant cette formule, elle s'était jetée à mes genoux, me tenait
la main, la pressait, la mouillait de larmes.
J'étais hors de moi, ne sachant quel parti prendre ; je lui laisse ma main
qu'elle baise, et je balbutie les mots qui lui semblaient si importants ; à
peine ai-je fini qu'elle se relève : "Je suis à vous, s'écrie-t-elle avec
transport ; je pourrai devenir la plus heureuse de toutes les créatures."
En un moment, elle s'affuble d'un long manteau, rabat un grand chapeau sur
ses yeux, et sort de ma chambre.
J'étais dans une sorte de stupidité. Je trouve un état de mes dettes. Je mets
au bas l'ordre à Carle de le payer ; je compte l'argent nécessaire ; j'écris au
commandant, à un de mes plus intimes, des lettres qu'ils durent trouver très
extraordinaires. Déjà la voiture et le fouet du postillon se faisaient entendre
à la porte.
Biondetta, toujours le nez dans son manteau, revient et m'entraîne. Carle,
éveillé par le bruit, paraît en chemise. "Allez, lui dis-je, à mon bureau, vous
y trouverez mes ordres." Je monte en voiture. Je pars.
Biondetta était entrée avec moi dans la voiture ; elle était sur le devant.
Quand nous fûmes sortis de la ville, elle ôta le chapeau qui la tenait à
l'ombre. Ses cheveux étaient renfermés dans un filet cramoisi ; on n'en voyait
que la pointe, c'étaient des perles dans du corail. Son visage, dépouillé de
tout autre ornement, brillait de ses seules perfections. On croyait voir un
transparent sur son teint. On ne pouvait concevoir comment la douceur, la
candeur, la naïveté pouvaient s'allier au caractère de finesse qui brillait dans
ses regards. Je me surpris faisant malgré moi ces remarques ; et les jugeant
dangereuses pour mon repos, je fermai les yeux pour essayer de dormir.
Ma tentative ne fut pas vaine, le sommeil s'empara de mes sens et m'offrit
les rêves les plus agréables, les plus propres à délasser mon âme des idées
effrayantes et bizarres dont elle avait été fatiguée. Il fut d'ailleurs très
long, et ma mère, par la suite, réfléchissant un jour sur mes aventures,
prétendit que cet assoupissement n'avait pas été naturel. Enfin, quand je
m'éveillai, j'étais sur les bords du canal sur lequel on s'embarque pour aller à
Venise.
La nuit était avancée ; je me sens tirer par ma manche, c'était un portefaix
; il voulait se charger de mes ballots. Je n'avais pas même un bonnet de nuit.
Biondetta se présenta à une autre portière, pour me dire que le bâtiment qui
devait me conduire était prêt. Je descends machinalement, j'entre dans la
felouque et retombe dans ma léthargie.
Que dirai-je ? le lendemain matin je me trouvai logé sur la place Saint-Marc,
dans le plus bel appartement de la meilleure auberge de Venise. Je le
connaissais. Je le reconnus sur-le-champ. Je vois du linge, une robe de chambre
assez riche auprès de mon lit. Je soupçonnai que ce pouvait être une attention
de l'hôte chez qui j'étais arrivé dénué de tout.
Je me lève et regarde si je suis le seul objet vivant qui soit dans la
chambre ; je cherchais Biondetta.
Honteux de ce premier mouvement, je rendis grâce à ma bonne fortune. Cet
esprit et moi ne sommes donc pas inséparables ; j'en suis délivré ; et après mon
imprudence, si je ne perds que ma compagnie aux gardes, je dois m'estimer très
heureux.
Courage, Alvare, continuai-je ; il y a d'autres cours, d'autres souverains
que celui de Naples ; ceci doit te corriger si tu n'es pas incorrigible, et tu
te conduiras mieux. Si on refuse tes services, une mère tendre, l'Estramadure et
un patrimoine honnête te tendent les bras.
Mais que te voulait ce lutin, qui ne t'a pas quitté depuis vingt-quatre
heures ? Il avait pris une figure bien séduisante ; il m'a donné de l'argent, je
veux le lui rendre.
Comme je parlais encore, je vois arriver mon créancier ; il m'amenait deux
domestiques et deux gondoliers.
"Il faut, dit-il, que vous soyez servi, en attendant l'arrivée de Carle. On
m'a répondu dans l'auberge de l'intelligence et de la fidélité de ces gens-ci,
et voici les plus hardis patrons de la république.
-- Je suis content de votre choix, Biondetta, lui dis-je ; vous êtes-vous
logée ici ?
-- J'ai pris, me répond le page, les yeux baissés, dans l'appartement même de
Votre Excellence, la pièce la plus éloignée de celle que vous occupez, pour vous
causer le moins d'embarras qu'il sera possible."
Je trouvai du ménagement, de la délicatesse, dans cette attention à mettre de
l'espace entre elle et moi. Je lui en sus gré.
Au pis aller, disais-je, je ne saurais la chasser du vague de l'air, s'il lui
plaît de s'y tenir invisible pour m'obséder. Quand elle sera dans une chambre
connue, je pourrai calculer ma distance. Content de mes raisons, je donnai
légèrement mon approbation à tout.
Je voulais sortir pour aller chez le correspondant de ma mère. Biondetta
donna ses ordres pour ma toilette, et quand elle fut achevée, je me rendis où
j'avais dessein d'aller.
Le négociant me fit un accueil dont j'eus lieu d'être surpris. Il était à sa
banque ; de loin il me caresse de l'oeil, vient à moi :
"Don Alvare, me dit-il, je ne vous croyais pas ici. Vous arrivez très à
propos pour m'empêcher de faire une bévue ; j'allais vous envoyer deux lettres
et de l'argent.
-- Celui de mon quartier ? répondis-je.
-- Oui, répliqua-t-il, et quelque chose de plus. Voilà deux cents sequins en
sus qui sont arrivés ce matin. Un vieux gentilhomme à qui j'en ai donné le reçu
me les a remis de la part de dona Mencia. Ne recevant pas de vos nouvelles, elle
vous a cru malade, et a chargé un Espagnol de votre connaissance de me les
remettre pour vous les faire passer.
-- Vous a-t-il dit son nom ?
-- Je l'ai écrit dans le reçu ; c'est don Miguel Pimientos, qui dit avoir été
écuyer dans votre maison. Ignorant votre arrivée ici, je ne lui ai pas demandé
son adresse."
Je pris l'argent. J'ouvris les lettres : ma mère se plaignait de sa santé, de
ma négligence, et ne parlait pas des sequins qu'elle envoyait ; je n'en fus que
plus sensible à ses bontés.
Me voyant la bourse aussi à propos et aussi bien garnie, je revins gaiement à
l'auberge ; j'eus de la peine à trouver Biondetta dans l'espèce de logement où
elle s'était réfugiée. Elle y entrait par un dégagement distant de ma porte ; je
m'y aventurai par hasard, et la vis courbée près d'une fenêtre, fort occupée à
rassembler et recoller les débris d'un clavecin.
"J'ai de l'argent, lui dis-je, et vous rapporte celui que vous m'avez prêté."
Elle rougit, ce qui lui arrivait toujours avant de parler ; elle chercha mon
obligation, me la remit, prit la somme et se contenta de me dire que j'étais
trop exact, et qu'elle eût désiré jouir plus longtemps du plaisir de m'avoir
obligé.
"Mais je vous dois encore, lui dis-je, car vous avez payé les postes." Elle
en avait l'état sur la table. Je l'acquittai. Je sortais avec un sang-froid
apparent ; elle me demanda mes ordres, je n'en eus pas à lui donner, et elle se
remit tranquillement à son ouvrage ; elle me tournait le dos. Je l'observai
quelque temps ; elle semblait très occupée, et apportait à son travail autant
d'adresse que d'activité.
Je revins rêver dans ma chambre. "Voilà, disais-je, le pair de ce Calderón,
qui allumait la pipe à Soberano, et quoiqu'il ait l'air très distingué, il n'est
pas de meilleure maison. S'il ne se rend ni exigeant, ni incommode, s'il n'a pas
de prétentions, pourquoi ne le garderais-je pas ? Il m'assure, d'ailleurs, que
pour le renvoyer il ne faut qu'un acte de ma volonté. Pourquoi me presser de
vouloir tout à l'heure ce que je puis vouloir à tous les instants du jour ?" On
interrompit mes réflexions en m'annonçant que j'étais servi.
Je me mis à table. Biondetta, en grande livrée, était derrière mon siège,
attentive à prévenir mes besoins. Je n'avais pas besoin de me retourner pour la
voir ; trois glaces disposées dans le salon répétaient tous ses mouvements. Le
dîner finit ; on dessert. Elle se retire.
L'aubergiste monte, la connaissance n'était pas nouvelle. On était en
carnaval ; mon arrivée n'avait rien qui dût le surprendre. Il me félicita sur
l'augmentation de mon train, qui supposait un meilleur état dans ma fortune, et
se rabattit sur les louanges de mon page, le jeune homme le plus beau, le plus
affectionné, le plus intelligent, le plus doux qu'il eût encore vu. Il me
demanda si je comptais prendre part aux plaisirs du carnaval : c'était mon
intention. Je pris un déguisement et montai dans ma gondole.
Je courus la place ; j'allai au spectacle, au ridotto. Je jouai, je
gagnai quarante sequins et rentrai assez tard, ayant cherché de la dissipation
partout où j'avais cru pouvoir en trouver.
Mon page, un flambeau à la main, me reçoit au bas de l'escalier, me livre aux
soins d'un valet de chambre et se retire, après m'avoir demandé à quelle heure
j'ordonnais que l'on entrât chez moi. A l'heure ordinaire, répondis-je, sans
savoir ce que je disais, sans penser que personne n'était au fait de ma manière
de vivre.
Je me réveillai tard le lendemain, et me levai promptement. Je jetai par
hasard les yeux sur les lettres de ma mère, demeurées sur la table. "Digne femme
! m'écriai-je ; que fais-je ici ? Que ne vais-je me mettre à l'abri de vos sages
conseils ? J'irai, ah ! j'irai, c'est le seul parti qui me reste."
Comme je parlais haut, on s'aperçut que j'étais éveillé ; on entra chez moi,
et je revis l'écueil de ma raison. Il avait l'air désintéressé, modeste, soumis,
et ne m'en parut que plus dangereux. Il m'annonçait un tailleur et des étoffes ;
le marché fait, il disparut avec lui jusqu'à l'heure du repas.
Je mangeai peu, et courus me précipiter à travers le tourbillon des
amusements de la ville. Je cherchai les masques ; j'écoutai, je fis de froides
plaisanteries, et terminai la scène par l'opéra, surtout le jeu, jusqu'alors ma
passion favorite. Je gagnai beaucoup plus à cette seconde séance qu'à la
première.
Dix jours se passèrent dans la même situation de coeur et d'esprit, et à peu
près dans des dissipations semblables ; je trouvai d'anciennes connaissances,
j'en fis de nouvelles. On me présenta aux assemblées les plus distinguées ; je
fus admis aux parties des nobles dans leurs casins.
Tout allait bien, si ma fortune au jeu ne s'était pas démentie, mais je
perdis au ridotto, en une soirée, treize cents sequins que j'avais
amassés. On n'a jamais joué d'un plus grand malheur. A trois heures du matin, je
me retirai, mis à sec, devant cent sequins à mes connaissances. Mon chagrin
était écrit dans mes regards, et sur tout mon extérieur. Biondetta me parut
affectée ; mais elle n'ouvrit pas la bouche.
Le lendemain je me levai tard. Je me promenais à grands pas dans ma chambre
en frappant des pieds. On me sert, je ne mange point. Le service enlevé,
Biondetta reste, contre son ordinaire. Elle me fixe un instant, laisse échapper
quelques larmes : "Vous avez perdu de l'argent, don Alvare ; peut-être plus que
vous n'en pouvez payer...
-- Et quand cela serait, où trouverais-je le remède ?
-- Vous m'offensez ; mes services sont toujours à vous au même prix ; mais
ils ne s'étendraient pas loin, s'ils n'allaient qu'à vous faire contracter avec
moi de ces obligations que vous vous croiriez dans la nécessité de remplir
sur-le-champ. Trouvez bon que je prenne un siège ; je sens une émotion qui ne me
permettrait pas de me soutenir debout ; j'ai, d'ailleurs, des choses importantes
à vous dire. Voulez-vous vous ruiner ?... Pourquoi jouez-vous avec cette fureur,
puisque vous ne savez pas jouer ?
-- Tout le monde ne sait-il pas les jeux de hasard ? Quelqu'un pourrait-il me
les apprendre ?
-- Oui ; prudence à part, on apprend les jeux de chance, que vous appelez mal
à propos jeux de hasard. Il n'y a point de hasard dans le monde ; tout y a été
et sera toujours une suite de combinaisons nécessaires que l'on ne peut entendre
que par la science des nombres, dont les principes sont, en même temps, et si
abstraits et si profonds, qu'on ne peut les saisir si l'on n'est conduit par un
maître ; mais il faut avoir su se le donner et se l'attacher. Je ne puis vous
peindre cette connaissance sublime que par une image. L'enchaînement des nombres
fait la cadence de l'univers, règle ce qu'on appelle les événements fortuits et
prétendus déterminés, les forçant par des balanciers invisibles à tomber chacun
à leur tour, depuis ce qui se passe d'important dans les sphères éloignées,
jusqu'aux misérables petites chances qui vous ont aujourd'hui dépouillé de votre
argent."
Cette tirade scientifique dans une bouche enfantine, cette proposition un peu
brusque de me donner un maître, m'occasionnèrent un léger frisson, un peu de
cette sueur froide qui m'avait saisi sous la voûte de Portici. Je fixe
Biondetta, qui baissait la vue. "Je ne veux pas de maître, lui dis-je ; je
craindrais d'en trop apprendre ; mais essayez de me prouver qu'un gentilhomme
peut savoir un peu plus que le jeu, et s'en servir sans compromettre son
caractère." Elle prit la thèse, et voici en substance l'abrégé de sa
démonstration.
"La banque est combinée sur le pied d'un profit exorbitant qui se renouvelle
à chaque taille ; si elle ne courait pas des risques, la république ferait à
coup sûr un vol manifeste aux particuliers. Mais les calculs que nous pouvons
faire sont supposés, et la banque a toujours beau jeu, en tenant contre une
personne instruite sur dix mille dupes."
La conviction fut poussée plus loin. On m'enseigna une seule combinaison,
très simple en apparence ; je n'en devinai pas les principes ; mais dès le soir
même j'en connus l'infaillibilité par le succès.
En un mot, je regagnai en la suivant tout ce que j'avais perdu, payai mes
dettes de jeu, et rendis en rentrant à Biondetta l'argent qu'elle m'avait prêté
pour tenter l'aventure.
J'étais en fonds, mais plus embarrassé que jamais. Mes défiances s'étaient
renouvelées sur les desseins de l'être dangereux dont j'avais agréé les
services. Je ne savais pas décidément si je pourrais l'éloigner de moi ; en tout
cas, je n'avais pas la force de le vouloir. Je détournais les yeux pour ne pas
le voir où il était, et le voyais partout où il n'était pas.
Le jeu cessait de m'offrir une dissipation attachante. Le pharaon, que
j'aimais passionnément, n'étant plus assaisonné par le risque, avait perdu tout
ce qu'il avait de piquant pour moi. Les singeries du carnaval m'ennuyaient ; les
spectacles m'étaient insipides. Quand j'aurais eu le coeur assez libre pour
désirer de former une liaison parmi les femmes du haut parage, j'étais rebuté
d'avance par la langueur, le cérémonial et la contrainte de la
cicisbeature. Il me restait la ressource des casins des nobles, où je ne
voulais plus jouer, et la société des courtisanes.
Parmi les femmes de cette dernière espèce, il y en avait quelques-unes plus
distinguées par l'élégance de leur faste et l'enjouement de leur société, que
par leurs agréments personnels. Je trouvais dans leurs maisons une liberté
réelle dont j'aimais à jouir, une gaieté bruyante qui pouvait m'étourdir, si
elle ne pouvait me plaire ; enfin un abus continuel de la raison qui me tirait
pour quelques moments des entraves de la mienne. Je faisais des galanteries à
toutes les femmes de cette espèce chez lesquelles j'étais admis, sans avoir de
projet sur aucune ; mais la plus célèbre d'entre elles avait des desseins sur
moi qu'elle fit bientôt éclater.
On la nommait Olympia. Elle avait vingt-six ans, beaucoup de beauté, de
talents et d'esprit. Elle me laissa bientôt apercevoir du goût qu'elle avait
pour moi, et sans en avoir pour elle, je me jetai à sa tête pour me débarrasser
en quelque sorte de moi-même.
Notre liaison commença brusquement, et, comme j'y trouvais peu de charmes, je
jugeai qu'elle finirait de même, et qu'Olympia, ennuyée de mes distractions
auprès d'elle, chercherait bientôt un amant qui lui rendît plus de justice,
d'autant plus que nous nous étions pris sur le pied de la passion la plus
désintéressée ; mais notre planète en décidait autrement. Il fallait sans doute
pour le châtiment de cette femme superbe et emportée, et pour me jeter dans des
embarras d'une autre espèce, qu'elle conçût un amour effréné pour moi.
Déjà je n'étais plus le maître de revenir le soir à mon auberge, et j'étais
accablé pendant la journée de billets, de messages et de surveillants.
On se plaignait de mes froideurs. Une jalousie qui n'avait pas encore trouvé
d'objet, s'en prenait à toutes les femmes qui pouvaient attirer mes regards, et
aurait exigé de moi jusqu'à des incivilités pour elles, si l'on eût pu entamer
mon caractère. Je me déplaisais dans ce tourment perpétuel, mais il fallait bien
y vivre. Je cherchais de bonne foi à aimer Olympia, pour aimer quelque chose, et
me distraire du goût dangereux que je me connaissais. Cependant une scène plus
vive se préparait.
J'étais sourdement observé dans mon auberge par les ordres de la courtisane.
"Depuis quand, me dit-elle un jour, avez-vous ce beau page qui vous intéresse
tant, à qui vous témoignez tant d'égards, et que vous ne cessez de suivre des
yeux quand son service l'appelle dans votre appartement ? Pourquoi lui
faites-vous observer cette retraite austère ? Car on ne le voit jamais dans
Venise.
-- Mon page, répondis-je, est un jeune homme bien né, de l'éducation duquel
je suis chargé par devoir. C'est...
-- C'est, reprit-elle, les yeux enflammés de courroux, traître, c'est une
femme. Un de mes affidés lui a vu faire sa toilette par le trou de la serrure...
-- Je vous donne ma parole d'honneur que ce n'est pas une femme...
-- N'ajoute pas le mensonge à la trahison. Cette femme pleurait, on l'a vue ;
elle n'est pas heureuse. Tu ne sais que faire le tourment des coeurs qui se
donnent à toi. Tu l'as abusée, comme tu m'abuses, et tu l'abandonnes. Renvoie à
ses parents cette jeune personne ; et si tes prodigalités t'ont mis hors d'état
de lui faire justice, qu'elle la tienne de moi. Tu lui dois un sort : je le lui
ferai ; mais je veux qu'elle disparaisse demain.
-- Olympia, repris-je le plus froidement qu'il me fut possible, je vous ai
juré, je vous le répète et vous jure encore que ce n'est pas une femme ; et plût
au ciel...
-- Que veulent dire ces mensonges et ce Plût au ciel, monstre ? Renvoie-la,
te dis-je, ou... Mais j'ai d'autres ressources ; je te démasquerai, et elle
entendra raison, si tu n'es pas susceptible de l'entendre."
Excédé par ce torrent d'injures et de menaces, mais affectant de n'être point
ému, je me retirai chez moi, quoiqu'il fût tard.
Mon arrivée parut surprendre mes domestiques, et surtout Biondetta : elle
témoigna quelque inquiétude sur ma santé ; je répondis qu'elle n'était point
altérée. Je ne lui parlais presque jamais depuis ma liaison avec Olympia, et il
n'y avait eu aucun changement dans sa conduite à mon égard ; mais on en
remarquait dans ses traits : il y avait sur le ton général de sa physionomie une
teinte d'abattement et de mélancolie.
Le lendemain, à peine étais-je éveillé, que Biondetta entre dans ma chambre,
une lettre ouverte à la main. Elle me la remet, et je lis :
AU PRÉTENDU BIONDETTO
"Je ne sais qui vous êtes, madame, ni ce que vous pouvez faire chez don
Alvare ; mais vous êtes trop jeune pour n'être pas excusable, et en de trop
mauvaises mains pour ne pas exciter la compassion. Ce cavalier vous aura promis
ce qu'il promet à tout le monde, ce qu'il me jure encore tous les jours, quoique
déterminé à nous trahir. On dit que vous êtes sage autant que belle ; vous serez
susceptible d'un bon conseil. Vous êtes en âge, madame, de réparer le tort que
vous pouvez vous être fait ; une âme sensible vous en offre les moyens. On ne
marchandera point sur la force du sacrifice que l'on doit faire pour assurer
votre repos. Il faut qu'il soit proportionné à votre état, aux vues que l'on
vous a fait abandonner, à celles que vous pouvez avoir pour l'avenir, et par
conséquent vous réglerez tout vous-même. Si vous persistez à vouloir être
trompée et malheureuse, et à en faire d'autres, attendez-vous à tout ce que le
désespoir peut suggérer de plus violent à une rivale. J'attends votre réponse."
Après avoir lu cette lettre, je la remis à Biondetta. "Répondez, lui dis-je,
à cette femme qu'elle est folle, et vous savez mieux que moi combien elle
l'est...
-- Vous la connaissez, don Alvare, n'appréhendez-vous rien d'elle ?...
-- J'appréhende qu'elle ne m'ennuie plus longtemps ; ainsi je la quitte ; et
pour m'en délivrer plus sûrement, je vais louer ce matin une jolie maison que
l'on m'a proposée sur la Brenta." Je m'habillai sur-le-champ, et allai conclure
mon marché. Chemin faisant, je réfléchissais aux menaces d'Olympia. Pauvre folle
! disais-je, elle veut tuer... Je ne pus jamais, et sans savoir pourquoi,
prononcer le mot.
Dès que j'eus terminé mon affaire, je revins chez moi ; je dînai ; et,
craignant que la force de l'habitude ne m'entraînât chez la courtisane, je me
déterminai à ne pas sortir de la journée.
Je prends un livre. Incapable de m'appliquer à la lecture, je le quitte ; je
vais à la fenêtre, et la foule, la variété des objets me choquent au lieu de me
distraire. Je me promène à grands pas dans tout mon appartement, cherchant la
tranquillité de l'esprit dans l'agitation continuelle du corps.
Dans cette course indéterminée, mes pas s'adressent vers une garde-robe
sombre, où mes gens renfermaient les choses nécessaires à mon service qui ne
devaient pas se trouver sous la main. Je n'y étais jamais entré. L'obscurité du
lieu me plaît. Je m'assieds sur un coffre et y passe quelques minutes.
Au bout de ce court espace de temps, j'entends du bruit dans une pièce
voisine ; un petit jour qui me donne dans les yeux m'attire vers une porte
condamnée : il s'échappait par le trou de la serrure ; j'y applique l'oeil.
Je vois Biondetta assise vis-à-vis de son clavecin, les bras croisés, dans
l'attitude d'une personne qui rêve profondément. Elle rompit le silence.
"Biondetta ! Biondetta ! dit-elle. Il m'appelle Biondetta. C'est le premier,
c'est le seul mot caressant qui soit sorti de sa bouche."
Elle se tait, et paraît retomber dans sa rêverie. Elle pose enfin les mains
sur le clavecin que je lui avais vu raccommoder. Elle avait devant elle un livre
fermé sur le pupitre. Elle prélude et chante à demi-voix en s'accompagnant.
Je démêlai sur-le-champ que ce qu'elle chantait n'était pas une composition
arrêtée. En prêtant mieux l'oreille, j'entendis mon nom, celui d'Olympia ; elle
improvisait en prose sur sa prétendue situation, sur celle de sa rivale, qu'elle
trouvait bien plus heureuse que la sienne ; enfin sur les rigueurs que j'avais
pour elle, et les soupçons qui occasionnaient une défiance qui m'éloignait de
mon bonheur. Elle m'aurait conduit dans la route des grandeurs, de la fortune et
des sciences, et j'aurais fait sa félicité. "Hélas ! disait-elle, cela devient
impossible. Quand il me connaîtrait pour ce que je suis, mes faibles charmes ne
pourraient l'arrêter ; une autre..."
La passion l'emportait, et les larmes semblaient la suffoquer. Elle se lève,
va prendre un mouchoir, s'essuie et se rapproche de l'instrument ; elle veut se
rasseoir, et, comme si le peu de hauteur du siège l'eût tenue ci-devant dans une
attitude trop gênée, elle prend le livre qui était sur son pupitre, le met sur
le tabouret, s'assied et prélude de nouveau.
Je compris bientôt que la seconde scène de musique ne serait pas de l'espèce
de la première. Je reconnus l'air d'une barcarolle fort en vogue alors à Venise.
Elle le répéta deux fois ; puis, d'une voix plus distincte et plus assurée, elle
chanta les paroles suivantes :
Hélas ! quelle est ma chimère !
Fille du ciel et des airs,
Pour Alvare et pour la terre,
J'abandonne l'univers ;
Sans éclat et sans puissance,
Je m'abaisse jusqu'aux fers ;
Et quelle est ma récompense ?
On me dédaigne et je sers.
Coursier, la main qui vous mène
S'empresse à vous caresser ;
On vous captive, on vous gêne,
Mais on craint de vous blesser.
Des efforts qu'on vous fait faire,
Sur vous l'honneur rejaillit,
Et le frein qui vous modère,
Jamais ne vous avilit.
Alvare, une autre t'engage,
Et m'éloigne de ton coeur :
Dis-moi par quel avantage
Elle a vaincu ta froideur ?
On
pense qu'elle est sincère,
On s'en rapporte à sa foi ;
Elle
plaît, je ne puis plaire :
Le soupçon est fait pour moi.
La cruelle défiance
Empoisonne le bienfait.
On me craint en
ma présence ;
En mon absence on me hait.
Mes tourments, je les
suppose ;
Je gémis, mais sans raison ;
Si je parle, j'en
impose...
Je me tais, c'est trahison.
Amour, tu fis l'imposture,
Je passe pour l'imposteur ;
Ah !
pour venger notre injure,
Dissipe enfin son erreur.
Fais que
l'ingrat me connaisse ;
Et quel qu'en soit le sujet,
Qu'il
déteste une faiblesse
Dont je ne suis pas l'objet.
Ma rivale est triomphante,
Elle ordonne de mon sort,
Et je me
vois dans l'attente
De l'exil ou de la mort.
Ne brisez pas votre
chaîne,
Mouvements d'un coeur jaloux ;
Vous éveilleriez la
haine...
Je me contrains : taisez-vous !
Le son de la voix, le chant, le sens des vers, leur tournure, me jettent dans
un désordre que je ne puis exprimer. "Etre fantastique, dangereuse imposture !
m'écriai-je en sortant avec rapidité du poste où j'étais demeuré trop longtemps
: peut-on mieux emprunter les traits de la vérité et de la nature ? Que je suis
heureux de n'avoir connu que d'aujourd'hui le trou de cette serrure ! comme je
serais venu m'enivrer, combien j'aurais aidé à me tromper moi-même ! Sortons
d'ici. Allons sur la Brenta dès demain. Allons-y ce soir..."
J'appelle sur-le-champ un domestique, et fais dépêcher, dans une gondole, ce
qui m'était nécessaire pour aller passer la nuit dans ma nouvelle maison.
Il m'eût été trop difficile d'attendre la nuit dans mon auberge. Je sortis.
Je marchai au hasard. Au détour d'une rue, je crus voir entrer dans un café ce
Bernadillo qui accompagnait Soberano dans notre promenade à Portici. "Autre
fantôme ! dis-je ; ils me poursuivent." J'entrai dans ma gondole, et courus tout
Venise de canal en canal : il était onze heures quand je rentrai. Je voulus
partir pour la Brenta, et mes gondoliers fatigués refusant le service, je fus
obligé d'en faire appeler d'autres : ils arrivèrent, et mes gens, prévenus de
mes intentions, me précèdent dans la gondole, chargés de leurs propres effets.
Biondetta me suivait.
A peine ai-je les deux pieds dans le bâtiment, que des cris me forcent à me
retourner. Un masque poignardait Biondetta : "Tu l'emportes sur moi ! meurs,
meurs, odieuse rivale !"
L'exécution fut si prompte, qu'un des gondoliers resté sur le rivage ne put
l'empêcher. Il voulut attaquer l'assassin en lui portant le flambeau dans les
yeux ; un autre masque accourt, et le repousse avec une action menaçante, une
voix tonnante que je crus reconnaître pour celle de Bernadillo. Hors de moi, je
m'élance de la gondole. Les meurtriers ont disparu. A l'aide du flambeau je vois
Biondetta pâle, baignée dans son sang, expirante.
Mon état ne saurait se peindre. Toute autre idée s'efface. Je ne vois plus
qu'une femme adorée, victime d'une prévention ridicule, sacrifiée à ma vaine et
extravagante confiance, et accablée par moi, jusque-là, des plus cruels
outrages.
Je me précipite ; j'appelle en même temps le secours et la vengeance. Un
chirurgien, attiré par l'éclat de cette aventure, se présente. Je fais
transporter la blessée dans mon appartement ; et, crainte qu'on ne la ménage
point assez, je me charge moi-même de la moitié du fardeau.
Quant on l'eut déshabillée, quand je vis ce beau corps sanglant atteint de
deux énormes blessures, qui semblaient devoir attaquer toutes deux les sources
de la vie, je dis, je fis mille extravagances.
Biondetta, présumée sans connaissance, ne devait pas les entendre ; mais
l'aubergiste et ses gens, un chirurgien, deux médecins, appelés, jugèrent qu'il
était dangereux pour la blessée qu'on me laissât auprès d'elle. On m'entraîna
hors de la chambre.
On laissa mes gens près de moi ; mais un d'eux ayant eu la maladresse de me
dire que la faculté avait jugé les blessures mortelles, je poussai des cris
aigus.
Fatigué enfin par mes emportements, je tombai dans un abattement qui fut
suivi du sommeil.
Je crus voir ma mère en rêve, je lui racontais mon aventure, et pour la lui
rendre plus sensible, je la conduisais vers les ruines de Portici.
"N'allons pas là, mon fils, me disait-elle, vous êtes dans un danger
évident." Comme nous passions dans un défilé étroit où je m'engageais avec
sécurité, une main tout à coup me pousse dans un précipice ; je la reconnais,
c'est celle de Biondetta. Je tombais, une autre main me retire, et je me trouve
entre les bras de ma mère. Je me réveille, encore haletant de frayeur. Tendre
mère ! m'écriai-je, vous ne m'abandonnez pas, même en rêve.
Biondetta ! vous voulez me perdre ? Mais ce songe est l'effet du trouble de
mon imagination. Ah ! chassons des idées qui me feraient manquer à la
reconnaissance, à l'humanité.
J'appelle un domestique et fais demander des nouvelles. Deux chirurgiens
veillent : on a beaucoup tiré de sang ; on craint la fièvre.
Le lendemain, après l'appareil levé, on décida que les blessures n'étaient
dangereuses que par la profondeur ; mais la fièvre survient, redouble, et il
faut épuiser le sujet par de nouvelles saignées.
Je fis tant d'instances pour entrer dans l'appartement, qu'il ne fut pas
possible de s'y refuser.
Biondetta avait le transport ; et répétait sans cesse mon nom. Je la regardai
; elle ne m'avait jamais paru si belle.
Est-ce là, me disais-je, ce que je prenais pour un fantôme colorié, un amas
de vapeurs brillantes uniquement rassemblées pour en imposer à mes sens ?
Elle avait la vie comme je l'ai, et la perd, parce que je n'ai jamais voulu
l'entendre, parce que je l'ai volontairement exposée. Je suis un tigre, un
monstre.
Si tu meurs, objet le plus digne d'être chéri, et dont j'ai si indignement
reconnu les bontés, je ne veux pas te survivre. Je mourrai après avoir sacrifié
sur ta tombe la barbare Olympia !
Si tu m'es rendue, je serai à toi ; je reconnaîtrai tes bienfaits ; je
couronnerai tes vertus, ta patience, je me lie par des liens indissolubles, et
ferai mon devoir de te rendre heureuse par le sacrifice aveugle de mes
sentiments et de mes volontés.
Je ne peindrai point les efforts pénibles de l'art et de la nature, pour
rappeler à la vie un corps qui semblait devoir succomber sous les ressources
mises en oeuvre pour le soulager.
Vingt et un jours se passèrent sans qu'on pût se décider entre la crainte et
l'espérance : enfin, la fièvre se dissipa, et il parut que la malade reprenait
connaissance.
Je l'appelais ma chère Biondetta, elle me serra la main. Depuis cet instant,
elle reconnut tout ce qui était autour d'elle. J'étais à son chevet : ses yeux
se tournèrent sur moi ; les miens étaient baignés de larmes. Je ne saurais
peindre, quand elle me regarda, les grâces, l'expression de son sourire. "Chère
Biondetta ! reprit-elle ; je suis la chère Biondetta d'Alvare."
Elle voulait m'en dire davantage : on me força encore une fois de m'éloigner.
Je pris le parti de rester dans sa chambre, dans un endroit où elle ne pût
pas me voir. Enfin, j'eus la permission d'en approcher. "Biondetta, lui dis-je,
je fais poursuivre vos assassins.
-- Ah ! ménagez-les, dit-elle : ils ont fait mon bonheur.
Si je meurs, ce sera pour vous ; si je vis, ce sera pour vous aimer."
J'ai des raisons pour abréger ces scènes de tendresse qui se passèrent entre
nous jusqu'au temps où les médecins m'assurèrent que je pouvais faire
transporter Biondetta sur les bords de la Brenta, où l'air serait plus propre à
lui rendre ses forces. Nous nous y établîmes. Je lui avais donné deux femmes
pour la servir, dès le premier instant où son sexe fut avéré par la nécessité de
panser ses blessures. Je rassemblai autour d'elle tout ce qui pouvait contribuer
à sa commodité, et ne m'occupai qu'à la soulager, l'amuser et lui plaire.
Ses forces se rétablissaient à vue d'oeil, et sa beauté semblait prendre
chaque jour un nouvel éclat. Enfin, croyant pouvoir l'engager dans une
conversation assez longue, sans intéresser sa santé : "O Biondetta ! lui dis-je,
je suis comblé d'amour, persuadé que vous n'êtes point un être fantastique,
convaincu que vous m'aimez, malgré les procédés révoltants que j'ai eus pour
vous jusqu'ici. Mais vous savez si mes inquiétudes furent fondées.
Développez-moi le mystère de l'étrange apparition qui affligea mes regards dans
la voûte de Portici. D'où venaient, que devinrent ce monstre affreux, cette
petite chienne qui précédèrent votre arrivée ? Comment, pourquoi les avez-vous
remplacés pour vous attacher à moi ? Qui étaient-ils ? Qui êtes-vous ! Achevez
de rassurer un coeur tout à vous, et qui veut se dévouer pour la vie.
-- Alvare, répondit Biondetta, les nécromanciens, étonnés de votre audace,
voulurent se faire un jeu de votre humiliation, et parvenir par la voie de la
terreur à vous réduire à l'état de vil esclave de leurs volontés. Ils vous
préparaient d'avance à la frayeur, en vous provoquant à l'évocation du plus
puissant et du plus redoutable de tous les esprits ; et par le secours de ceux
dont la catégorie leur est soumise, ils vous présentèrent un spectacle qui vous
eût fait mourir d'effroi, si la vigueur de votre âme n'eût fait tourner contre
eux leur propre stratagème.
"A votre contenance héroïque, les Sylphes, les Salamandres, les Gnomes, les
Ondins, enchantés de votre courage, résolurent de vous donner tout l'avantage
sur vos ennemis.
"Je suis Sylphide d'origine, et une des plus considérables d'entre elles. Je
parus sous la forme de la petite chienne ; je reçus vos ordres, et nous nous
empressâmes tous à l'envi de les accomplir. Plus vous mettiez de hauteur, de
résolution, d'aisance, d'intelligence à régler nos mouvements, plus nous
redoublions d'admiration pour vous et de zèle.
"Vous m'ordonnâtes de vous servir en page, de vous amuser en cantatrice. Je
me soumis avec joie, et goûtai de tels charmes dans mon obéissance, que je
résolus de vous la vouer pour toujours.
"Décidons, me disais-je, mon état et mon bonheur. Abandonnée dans le vague de
l'air à une incertitude nécessaire, sans sensations, sans jouissances, esclave
des évocations des cabalistes, jouet de leurs fantaisies, nécessairement bornée
dans mes prérogatives comme dans mes connaissances, balancerais-je davantage sur
le choix des moyens par lesquels je puis ennoblir mon essence ?
"Il m'est permis de prendre un corps pour m'associer à un sage : le voilà. Si
je me réduis au simple état de femme, si je perds par ce changement volontaire
le droit naturel des Sylphides et l'assistance de mes compagnes, je jouirai du
bonheur d'aimer et d'être aimée. Je servirai mon vainqueur ; je l'instruirai de
la sublimité de son être dont il ignore les prérogatives : il nous soumettra,
avec les éléments dont j'aurai abandonné l'empire, les esprits de toutes les
sphères. Il est fait pour être le roi du monde, et j'en serai la reine, et la
reine adorée de lui.
"Ces réflexions, plus subites que vous ne pouvez le croire dans une substance
débarrassée d'organes, me décidèrent sur-le-champ. En conservant ma figure, je
prends un corps de femme pour ne le quitter qu'avec la vie.
"Quand j'eus pris un corps, Alvare, je m'aperçus que j'avais un coeur. Je
vous admirais, je vous aimais ; mais que devins-je, lorsque je ne vis en vous
que de la répugnance, de la haine ! Je ne pouvais ni changer, ni même me
repentir ; soumise à tous les revers auxquels sont sujettes les créatures de
votre espèce, m'étant attiré le courroux des esprits, la haine implacable des
nécromanciens, je devenais, sans votre protection, l'être le plus malheureux qui
fût sous le ciel : que dis-je ? je le serais encore sans votre amour."
Mille grâces répandues dans la figure, l'action, le son de la voix,
ajoutaient au prestige de ce récit intéressant. Je ne concevais rien de ce que
j'entendais. Mais qu'y avait-il de concevable dans mon aventure ?
Tout ceci me paraît un songe, me disais-je ; mais la vie humaine est-elle
autre chose ? je rêve plus extraordinairement qu'un autre, et voilà tout.
Je l'ai vue de mes yeux, attendant tout secours de l'art, arriver presque
jusqu'aux portes de la mort, en passant par tous les termes de l'épuisement et
de la douleur.
L'homme fut un assemblage d'un peu de boue et d'eau. Pourquoi une femme ne
serait-elle pas faite de rosée, de vapeurs terrestres et de rayons de lumière,
des débris d'un arc-en-ciel condensés ? Où est le possible ?... Où est
l'impossible ?
Le résultat de mes réflexions fut de me livrer encore plus à mon penchant, en
croyant consulter ma raison.
Je comblais Biondetta de prévenances, de caresses innocentes. Elle s'y
prêtait avec une franchise qui m'enchantait, avec cette pudeur naturelle qui
agit sans être l'effet des réflexions ou de la crainte.
Un mois s'était passé dans des douceurs qui m'avaient enivré. Biondetta,
entièrement rétablie, pouvait me suivre partout à la promenade. Je lui avais
fait faire un déshabillé d'amazone : sous ce vêtement, sous un grand chapeau
ombragé de plumes, elle attirait tous les regards, et nous ne paraissions jamais
que mon bonheur ne fît l'objet de l'envie de tous ces heureux citadins qui
peuplent, pendant les beaux jours, les rivages enchantés de la Brenta ; les
femmes même semblaient avoir renoncé à cette jalousie dont on les accuse, ou
subjuguées par une supériorité dont elles ne pouvaient disconvenir, ou désarmées
par un maintien qui annonçait l'oubli de tous ses avantages.
Connu de tout le monde pour l'amant aimé d'un objet aussi ravissant, mon
orgueil égalait mon amour, et je m'élevais encore davantage quand je venais à me
flatter sur le brillant de son origine.
Je ne pouvais douter qu'elle ne possédât les connaissances les plus rares, et
je supposais avec raison que son but était de m'en orner ; mais elle ne
m'entretenait que de choses ordinaires, et semblait avoir perdu l'autre objet de
vue. "Biondetta, lui dis-je, un soir que nous nous promenions sur la terrasse de
mon jardin, lorsqu'un penchant trop flatteur pour moi vous décida à lier votre
sort au mien, vous vous promettiez de m'en rendre digne en me donnant des
connaissances qui ne sont point réservées au commun des hommes. Vous parais-je
maintenant indigne de vos soins ? un amour aussi tendre, aussi délicat que le
vôtre peut-il ne point désirer d'ennoblir son objet ?
-- O Alvare ! me répondit-elle, je suis femme depuis six mois, et ma passion,
il me le semble, n'a pas duré un jour. Pardonnez si la plus douce des sensations
enivre un coeur qui n'a jamais rien éprouvé. Je voudrais vous montrer à aimer
comme moi ; et vous seriez, par ce sentiment seul, au-dessus de tous vos
semblables ; mais l'orgueil humain aspire à d'autres jouissances. L'inquiétude
naturelle ne lui permet pas de saisir un bonheur, s'il n'en peut envisager un
plus grand dans la perspective. Oui, je vous instruirai, Alvare. J'oubliais avec
plaisir mon intérêt ; il le veut, puisque je dois retrouver ma grandeur dans la
vôtre ; mais il ne suffit pas de me promettre d'être à moi, il faut que vous
vous donniez et sans réserve et pour toujours."
Nous étions assis sur un banc de gazon, sous un abri de chèvrefeuille au fond
du jardin ; je me jetai à ses genoux. "Chère Biondetta, lui dis-je, je vous jure
une fidélité à toute épreuve.
-- Non, disait-elle, vous ne me connaissez pas, vous ne vous connaissez pas :
il me faut un abandon absolu. Il peut seul me rassurer et me suffire."
Je lui baisais la main avec transport, et redoublais mes serments ; elle
m'opposait ses craintes. Dans le feu de la conversation, nos têtes se penchent,
nos lèvres se rencontrent... Dans le moment, je me sens saisir par la basque de
mon habit, et secouer d'une étrange force...
C'était mon chien, un jeune danois dont on m'avait fait présent. Tous les
jours, je le faisais jouer avec mon mouchoir. Comme il s'était échappé de la
maison la veille, je l'avais fait attacher pour prévenir une seconde évasion. Il
venait de rompre son attache ; conduit par l'odorat, il m'avait trouvé, et me
tirait par mon manteau pour me montrer sa joie et me solliciter au badinage ;
j'eus beau le chasser de la main, de la voix, il ne fut pas possible de
l'écarter : il courait, revenait sur moi en aboyant ; enfin, vaincu par son
importunité, je le saisis par son collier et le conduisis à la maison.
Comme je revenais au berceau pour rejoindre Biondetta, un domestique marchant
presque sur mes talons nous avertit qu'on avait servi, et nous allâmes prendre
nos places à table. Biondetta eût pu y paraître embarrassée. Heureusement, nous
nous trouvions en tiers, un jeune noble était venu passer la soirée avec nous.
Le lendemain j'entrai chez Biondetta, résolu de lui faire part des réflexions
sérieuses qui m'avaient occupé pendant la nuit. Elle était encore au lit, et je
m'assis auprès d'elle. "Nous avons, lui dis-je, pensé faire hier une folie dont
je me fusse repenti le reste de mes jours. Ma mère veut absolument que je me
marie. Je ne saurais être à d'autre qu'à vous, et ne puis point prendre
d'engagement sérieux sans son aveu. Vous regardant déjà comme ma femme, chère
Biondetta, mon devoir est de vous respecter.
-- Eh ! ne dois-je pas vous respecter vous-même, Alvare ? Mais ce sentiment
ne serait-il pas le poison de l'amour ?
-- Vous vous trompez, repris-je, il en est l'assaisonnement...
-- Bel assaisonnement, qui vous ramène à moi d'un air glacé, et me pétrifie
moi-même ! Ah, Alvare ! Alvare ! je n'ai heureusement ni rime ni raison, ni père
ni mère, et veux aimer de tout mon coeur sans cet assaisonnement-là. Vous devez
des égards à votre mère : ils sont naturels ; il suffit que sa volonté ratifie
l'union de nos coeurs, pourquoi faut-il qu'elle la précède ? Les préjugés sont
nés chez vous au défaut de lumières, et soit en raisonnant, soit en ne
raisonnant pas, ils rendent votre conduite aussi inconséquente que bizarre.
Soumis à de véritables devoirs, vous vous en imposez qu'il est ou impossible ou
inutile de remplir ; enfin vous cherchez à vous faire écarter de la route, dans
la poursuite de l'objet dont la possession vous semble la plus désirable. Notre
union, nos liens deviennent dépendants de la volonté d'autrui. Qui sait si dona
Mencia me trouvera d'assez bonne maison pour entrer dans celle de Maravillas ?
Et je me verrais dédaignée ? ou, au lieu de vous tenir de vous-même, il faudrait
vous obtenir d'elle ? Est-ce un homme destiné à la haute science qui me parle,
ou un enfant qui sort des montagnes de l'Estramadure ? Et dois-je être sans
délicatesse, quand je vois qu'on ménage celle des autres plus que la mienne ?
Alvare ! Alvare ! on vante l'amour des Espagnols ; ils auront toujours plus
d'orgueil et de morgue que d'amour."
J'avais vu des scènes bien extraordinaires ; je n'étais point préparé à
celle-ci. Je voulus excuser mon respect pour ma mère ; le devoir me le
prescrivait, et la reconnaissance, l'attachement, plus forts encore que lui. On
n'écoutait pas. "Je ne suis pas devenue femme pour rien, Alvare : vous me tenez
de moi, je veux vous tenir de vous. Dona Mencia désapprouvera après, si elle est
folle. Ne m'en parlez plus. Depuis qu'on me respecte, qu'on se respecte, qu'on
respecte tout le monde, je deviens plus malheureuse que lorsqu'on me haïssait."
Et elle se mit à sangloter.
Heureusement je suis fier, et ce sentiment me garantit du mouvement de
faiblesse qui m'entraînait aux pieds de Biondetta, pour essayer de désarmer
cette déraisonnable colère, et faire cesser des larmes dont la seule vue me
mettait au désespoir. Je me retirai. Je passai dans mon cabinet. En m'y
enchaînant, on m'eût rendu service ; enfin, craignant l'issue des combats que
j'éprouvais, je cours à ma gondole : une des femmes de Biondetta se trouve sur
mon chemin. "Je vais à Venise, lui dis-je. J'y deviens nécessaire pour la suite
du procès intenté à Olympia" ; et sur-le-champ je pars, en proie aux plus
dévorantes inquiétudes, mécontent de Biondetta et plus encore de moi, voyant
qu'il ne me restait à prendre que des partis lâches ou désespérés.
J'arrive à la ville ; je touche à la première calle. Je parcours d'un air
effaré toutes les rues qui sont sur mon passage, ne m'apercevant point qu'un
orage affreux va fondre sur moi, et qu'il faut m'inquiéter pour trouver un abri.
C'était dans le milieu du mois de juillet. Bientôt je fus chargé par une
pluie abondante mêlée de beaucoup de grêle.
Je vois une porte ouverte devant moi : c'était celle de l'église du grand
couvent des Franciscains ; je m'y réfugie.
Ma première réflexion fut qu'il avait fallu un semblable accident pour me
faire entrer dans une église depuis mon séjour dans les États de Venise ; la
seconde fut de me rendre justice sur cet entier oubli de mes devoirs.
Enfin, voulant m'arracher à mes pensées, je considère les tableaux, et
cherche à voir les monuments qui sont dans cette église : c'était une espèce de
voyage curieux que je faisais autour de la nef et du choeur.
J'arrive enfin dans une chapelle enfoncée et qui était éclairée par une
lampe, le jour extérieur n'y pouvant pénétrer ; quelque chose d'éclatant frappe
mes regards dans le fond de la chapelle : c'était un monument.
Deux génies descendaient dans un tombeau de marbre noir une figure de femme,
deux autres génies fondaient en larmes auprès de la tombe.
Toutes les figures étaient de marbre blanc, et leur éclat naturel, rehaussé
par le contraste, en réfléchissant vivement la faible lumière de la lampe,
semblait les faire briller d'un jour qui leur fût propre, et éclairer lui-même
le fond de la chapelle.
J'approche, je considère les figures ; elles me paraissent des plus belles
proportions, pleines d'expression et de l'exécution la plus finie.
J'attache mes yeux sur la tête de la principale figure. Que deviens-je ? Je
crois voir le portrait de ma mère. Une douleur vive et tendre, un saint respect,
me saisissent.
"O ma mère ! est-ce pour m'avertir que mon peu de tendresse et le désordre de
ma vie vous conduiront au tombeau, que ce froid simulacre emprunte ici votre
ressemblance chérie ? O la plus digne des femmes ! tout égaré qu'il est, votre
Alvare vous a conservé tous vos droits sur son coeur. Avant de s'écarter de
l'obéissance qu'il vous doit, il mourrait plutôt mille fois : il en atteste ce
marbre insensible. Hélas ! je suis dévoré de la passion la plus tyrannique : il
m'est impossible de m'en rendre maître désormais. Vous venez de parler à mes
yeux ; parlez, ah ! parlez à mon coeur, et si je dois la bannir, enseignez-moi
comment je pourrai faire sans qu'il m'en coûte la vie."
En prononçant avec force cette pressante invocation, je m'étais prosterné la
face contre terre, et j'attendais dans cette attitude la réponse que j'étais
presque sûr de recevoir, tant j'étais enthousiasmé.
Je réfléchis maintenant, ce que je n'étais pas en état de faire alors, que
dans toutes les occasions où nous avons besoin de secours extraordinaires pour
régler notre conduite, si nous les demandons avec force, dussions-nous n'être
pas exaucés, au moins, en nous recueillant pour les recevoir, nous nous mettons
dans le cas d'user de toutes les ressources de notre propre prudence. Je
méritais d'être abandonné à la mienne, et voici ce qu'elle me suggéra :
"Tu mettras un devoir à remplir et un espace considérable entre ta passion et
toi ; les événements t'éclaireront."
"Allons, dis-je en me relevant avec précipitation, allons ouvrir mon coeur à
ma mère, et remettons-nous encore une fois sous ce cher abri."
Je retourne à mon auberge ordinaire : je cherche une voiture, et, sans
m'embarrasser d'équipages, je prends la route de Turin pour me rendre en Espagne
par la France, mais avant, je mets dans un paquet une note de trois cents
sequins sur la banque, et la lettre qui suit :
A MA CHERE BIONDETTA
"Je m'arrache d'auprès de vous, ma chère Biondetta, et ce serait m'arracher à
la vie, si l'espoir du plus prompt retour ne consolait mon coeur. Je vais voir
ma mère ; animé par votre charmante idée, je triompherai d'elle, et viendrai
former avec son aveu une union qui doit faire mon bonheur. Heureux d'avoir
rempli mes devoirs avant de me donner tout entier à l'amour, je sacrifierai à
vos pieds le reste de ma vie. Vous connaîtrez un Espagnol, ma Biondetta ; vous
jugerez d'après sa conduite, que s'il obéit aux devoirs de l'honneur et du sang,
il sait également satisfaire aux autres. En voyant l'heureux effet de ses
préjugés, vous ne taxerez pas d'orgueil le sentiment qui l'y attache. Je ne puis
douter de votre amour : il m'avait voué une entière obéissance ; je le
reconnaîtrai encore mieux par cette faible condescendance à des vues qui n'ont
pour objet que notre commune félicité. Je vous envoie ce qui peut être
nécessaire pour l'entretien de notre maison. Je vous enverrai d'Espagne ce que
je croirai le moins indigne de vous, en attendant que la plus vive tendresse qui
fut jamais vous ramène pour toujours votre esclave."
Je suis sur la route de l'Estramadure. Nous étions dans la plus belle saison,
et tout semblait se prêter à l'impatience que j'avais d'arriver dans ma patrie.
Je découvrais déjà les clochers de Turin, lorsqu'une chaise de poste assez mal
en ordre ayant dépassé ma voiture, s'arrête et me laisse voir, à travers une
portière, une femme qui fait des signes et s'élance pour en sortir.
Mon postillon s'arrête de lui-même ; je descends, et reçois Biondetta dans
mes bras ; elle y reste pâmée sans connaissance ; elle n'avait pu dire que ce
peu de mots : "Alvare ! vous m'avez abandonnée."
Je la porte dans ma chaise, seul endroit où je pusse l'asseoir commodément :
elle était heureusement à deux places. Je fais mon possible pour lui donner plus
d'aisance à respirer, en la dégageant de ceux de ses vêtements qui la gênent ;
et, la soutenant entre mes bras, je continue ma route dans la situation que l'on
peut imaginer.
Nous arrêtons à la première auberge de quelque apparence : je fais porter
Biondetta dans la chambre la plus commode ; je la fais mettre sur un lit et
m'assieds à côté d'elle. Je m'étais fait apporter des eaux spiritueuses, des
élixirs propres à dissiper un évanouissement. A la fin elle ouvre les yeux.
"On a voulu ma mort, encore une fois, dit-elle ; on sera satisfait.
-- Quelle injustice ! lui dis-je ; un caprice vous fait vous refuser à des
démarches senties et nécessaires de ma part. Je risque de manquer à mon devoir
si je ne sais pas vous résister, et je m'expose à des désagréments, à des
remords qui troubleraient la tranquillité de notre union. Je prends le parti de
m'échapper pour aller chercher l'aveu de ma mère...
-- Et que ne me faites-vous connaître votre volonté, cruel ! Ne suis-je pas
faite pour vous obéir ? Je vous aurais suivi. Mais m'abandonner seule, sans
protection, à la vengeance des ennemis que je me suis faits pour vous, me voir
exposée par votre faute aux affronts les plus humiliants...
-- Expliquez-vous, Biondetta ; quelqu'un aurait-il osé ?...
-- Et qu'avait-on à risquer contre un être de mon sexe, dépourvu d'aveu comme
de toute assistance ? L'indigne Bernadillo nous avait suivis à Venise ; à peine
avez-vous disparu, qu'alors, cessant de vous craindre, impuissant contre moi
depuis que je suis à vous, mais pouvant troubler l'imagination des gens attachés
à mon service, il a fait assiéger par des fantômes de sa création votre maison
de la Brenta. Mes femmes, effrayées, m'abandonnent. Selon un bruit général,
autorisé par beaucoup de lettres, un lutin a enlevé un capitaine aux gardes du
roi de Naples et l'a conduit à Venise. On assure que je suis ce lutin, et cela
se trouve presque avéré par les indices. Chacun s'écarte de moi avec frayeur.
J'implore de l'assistance, de la compassion ; je n'en trouve pas. Enfin l'or
obtient ce que l'on refuse à l'humanité. On me vend fort cher une mauvaise
chaise : je trouve des guides, des postillons ; je vous suis..."
Ma fermeté pensa s'ébranler au récit des disgrâces de Biondetta. "Je ne
pouvais, lui dis-je, prévoir des événements de cette nature. Je vous avais vue
l'objet des égards, des respects de tous les habitants des bords de la Brenta ;
ce qui vous semblait si bien acquis, pouvais-je imaginer qu'on vous le
disputerait dans mon absence ? O Biondetta ! vous êtes éclairée : ne deviez-vous
pas prévoir qu'en contrariant des vues aussi raisonnables que les miennes, vous
me porteriez à des résolutions désespérées ? Pourquoi...
-- Est-on toujours maîtresse de ne pas contrarier ? Je suis femme par mon
choix, Alvare, mais je suis femme enfin, exposée à ressentir toutes les
impressions ; je ne suis pas de marbre. J'ai choisi entre les zones la matière
élémentaire dont mon corps est composé ; elle est très susceptible ; si elle ne
l'était pas, je manquerais de sensibilité, vous ne me feriez rien éprouver et je
vous deviendrais insipide. Pardonnez-moi d'avoir couru le risque de prendre
toutes les imperfections de mon sexe, pour en réunir, si je pouvais, toutes les
grâces ; mais la folie est faite, et constituée comme je le suis à présent, mes
sensations sont d'une vivacité dont rien n'approche : mon imagination est un
volcan. J'ai, en un mot, des passions d'une violence qui devrait vous effrayer,
si vous n'étiez pas l'objet de la plus emportée de toutes, et si nous ne
connaissions pas mieux les principes et les effets de ces élans naturels qu'on
ne les connaît à Salamanque. On leur y donne des noms odieux ; on parle au moins
de les étouffer. Étouffer une flamme céleste, le seul ressort au moyen duquel
l'âme et le corps peuvent agir réciproquement l'un sur l'autre et se forcer de
concourir au maintien nécessaire de leur union ! Cela est bien imbécile, mon
cher Alvare ! Il faut régler ces mouvements, mais quelquefois il faut leur céder
; si on les contrarie, si on les soulève, ils échappent tous à la fois, et la
raison ne sait plus où s'asseoir pour gouverner. Ménagez-moi dans ces
moments-ci, Alvare ; je n'ai que six mois, je suis dans l'enthousiasme de tout
ce que j'éprouve ; songez qu'un de vos refus, un mot que vous me dites
inconsidérément, indignent l'amour, révoltent l'orgueil, éveillent le dépit, la
défiance, la crainte ; que dis-je ? je vois d'ici ma pauvre tête perdue, et mon
Alvare aussi malheureux que moi !
-- O Biondetta ! repartis-je, on ne cesse pas de s'étonner auprès de vous ;
mais je crois voir la nature même dans l'aveu que vous faites de vos penchants.
Nous trouverons des ressources contre eux dans notre tendresse mutuelle. Que ne
devons-nous pas espérer d'ailleurs des conseils de la digne mère qui va nous
recevoir dans ses bras ? Elle vous chérira, tout m'en assure, et tout nous
aidera à couler des jours heureux...
-- Il faut vouloir ce que vous voulez, Alvare. Je connais mieux mon sexe et
n'espère pas autant que vous ; mais je veux vous obéir pour vous plaire, et je
me livre."
Satisfait de me trouver sur la route de l'Espagne, de l'aveu et en compagnie
de l'objet qui avait captivé ma raison et mes sens, je m'empressai de chercher
le passage des Alpes pour arriver en France ; mais il semblait que le ciel me
devenait contraire depuis que je n'étais pas seul : des orages affreux
suspendent ma course et rendent les chemins mauvais et les passages
impraticables. Les chevaux s'abattent ; ma voiture, qui semblait neuve et bien
assemblée, se dément à chaque poste, et manque par l'essieu, ou par le train, ou
par les roues. Enfin, après bien des traverses infinies, je parviens au col de
Tende.
Parmi les sujets d'inquiétude, les embarras que me donnait un voyage aussi
contrarié, j'admirais le personnage de Biondetta. Ce n'était plus cette femme
tendre, triste ou emportée que j'avais vue ; il semblait qu'elle voulût soulager
mon ennui en se livrant aux saillies de la gaieté la plus vive, et me persuader
que les fatigues n'avaient rien de rebutant pour elle.
Tout ce badinage agréable était mêlé de caresses trop séduisantes pour que je
pusse m'y refuser : je m'y livrais, mais avec réserve ; mon orgueil compromis
servait de frein à la violence de mes désirs. Elle lisait trop bien dans mes
yeux pour ne pas juger de mon désordre et chercher à l'augmenter. Je fus en
péril, je dois en convenir. Une fois entre autres, si une roue ne se fût brisée,
je ne sais ce que le point d'honneur fût devenu. Cela me mit un peu plus sur mes
gardes pour l'avenir.
Après des fatigues incroyables, nous arrivâmes à Lyon. Je consentis, par
attention pour elle, à m'y reposer quelques jours. Elle arrêtait mes regards sur
l'aisance, la facilité des moeurs de la nation française. "C'est à Paris, c'est
à la cour que je voudrais vous voir établi. Les ressources d'aucune espèce ne
vous y manqueront ; vous ferez la figure qu'il vous plaira d'y faire, et j'ai
des moyens sûrs de vous y faire jouer le plus grand rôle ; les Français sont
galants : si je ne présume point trop de ma figure, ce qu'il y aurait de plus
distingué parmi eux viendrait me rendre hommage, et je les sacrifierais tous à
mon Alvare. Le beau sujet de triomphe pour une vanité espagnole !"
Je regardai cette proposition comme un badinage. "Non, dit-elle, j'ai
sérieusement cette fantaisie...
-- Partons donc bien vite pour l'Estramadure, répliquai-je, et nous
reviendrons faire présenter à la cour de France l'épouse de don Alvare
Maravillas, car il ne vous conviendrait pas de ne vous y montrer qu'en
aventurière...
-- Je suis sur le chemin de l'Estramadure, dit-elle, il s'en faut bien que je
la regarde comme le terme où je dois trouver mon bonheur ; comment ferais-je
pour ne jamais la rencontrer ?"
J'entendais, je voyais sa répugnance, mais j'allais à mon but, et je me
trouvai bientôt sur le territoire espagnol. Les obstacles imprévus, les
fondrières, les ornières impraticables, les muletiers ivres, les mulets rétifs,
me donnaient encore moins de relâche que dans le Piémont et la Savoie.
On dit beaucoup de mal des auberges d'Espagne, et c'est avec raison ;
cependant je m'estimais heureux quand les contrariétés éprouvées pendant le jour
ne me forçaient pas de passer une partie de la nuit au milieu de la campagne, ou
dans une grange écartée.
"Quel pays allons-nous chercher, disait-elle, à en juger par ce que nous
éprouvons ? En sommes-nous encore bien éloignés ?
-- Vous êtes, repris-je, en Estramadure, et à dix lieues tout au plus du
château de Maravillas...
-- Nous n'y arriverons certainement pas ; le ciel nous en défend les
approches. Voyez les vapeurs dont il se charge."
Je regardai le ciel, et jamais il ne m'avait paru plus menaçant. Je fis
apercevoir à Biondetta que la grange où nous étions pouvait nous garantir de
l'orage. "Nous garantira-t-elle aussi du tonnerre ? me dit-elle... -- Et que
vous fait le tonnerre, à vous, habituée à vivre dans les airs, qui l'avez vu
tant de fois se former et devez si bien connaître son origine physique ? -- Je
ne craindrais pas, si je la connaissais moins : je me suis soumise par l'amour
de vous aux causes physiques, et je les appréhende parce qu'elles tuent et
qu'elles sont physiques."
Nous étions sur deux tas de paille aux deux extrémités de la grange.
Cependant l'orage, après s'être annoncé de loin, approche et mugit d'une manière
épouvantable. Le ciel paraissait un brasier agité par les vents en mille sens
contraires ; les coups de tonnerre, répétés par les antres des montagnes
voisines, retentissaient horriblement autour de nous. Ils ne se succédaient pas,
ils semblaient s'entre-heurter. Le vent, la grêle, la pluie, se disputaient
entre eux à qui ajouterait le plus à l'horreur de l'effroyable tableau dont nos
sens étaient affligés. Il part un éclair qui semble embraser notre asile ; un
coup effroyable suit. Biondetta, les yeux fermés, les doigts dans les oreilles,
vient se précipiter dans mes bras : "Ah ! Alvare, je suis perdue !..."
Je veux la rassurer. "Mettez la main sur mon coeur", disait-elle. Elle me la
place sur sa gorge, et quoiqu'elle se trompât en me faisant appuyer sur un
endroit où le battement ne devait pas être le plus sensible, je démêlai que le
mouvement était extraordinaire. Elle m'embrassait de toutes ses forces et
redoublait à chaque éclair. Enfin un coup plus effrayant que tous ceux qui
s'étaient fait entendre part : Biondetta s'y dérobe de manière qu'en cas
d'accident il ne pût la frapper avant de m'avoir atteint moi-même le premier.
Cet effet de la peur me parut singulier, et je commençai à appréhender pour
moi, non les suites de l'orage, mais celles d'un complot formé dans sa tête de
vaincre ma résistance à ses vues. Quoique plus transporté que je ne puis le
dire, je me lève : "Biondetta, lui dis-je, vous ne savez ce que vous faites.
Calmez cette frayeur ; ce tintamarre ne menace ni vous ni moi."
Mon flegme dut la surprendre ; mais elle pouvait me dérober ses pensées en
continuant d'affecter du trouble. Heureusement la tempête avait fait son dernier
effort. Le ciel se nettoyait, et bientôt la clarté de la lune nous annonça que
nous n'avions plus rien à craindre du désordre des éléments.
Biondetta demeurait à la place où elle s'était mise. Je m'assis auprès d'elle
sans proférer une parole : elle fit semblant de dormir et je me mis à rêver plus
tristement que je n'eusse encore fait depuis le commencement de mon aventure,
sur les suites nécessairement fâcheuses de ma passion. Je ne donnerai que le
canevas de mes réflexions. Ma maîtresse était charmante, mais je voulais en
faire ma femme.
Le jour m'ayant surpris dans ces pensées, je me levai pour aller voir si je
pourrais poursuivre ma route. Cela me devenait impossible pour le moment. Le
muletier qui conduisait ma calèche me dit que ses mulets étaient hors de
service. Comme j'étais dans cet embarras, Biondetta vint me joindre.
Je commençais à perdre patience quand un homme d'une physionomie sinistre,
mais vigoureusement taillé, parut devant la porte de la ferme, chassant devant
lui deux mulets qui avaient de l'apparence. Je lui proposai de me conduire chez
moi ; il savait le chemin, nous convînmes de prix.
J'allais remonter dans ma voiture ; lorsque je crus reconnaître une femme de
campagne qui traversait le chemin suivie d'un valet : je m'approche ; je la
fixe. C'est Berthe, honnête fermière de mon village et soeur de ma nourrice. Je
l'appelle ; elle s'arrête, me regarde à son tour, mais d'un air consterné. "Quoi
! c'est vous, me dit-elle, seigneur don Alvare ! Que venez-vous chercher dans un
endroit où votre perte est jurée, où vous avez mis la désolation ?...
-- Moi ! ma chère Berthe, et qu'ai-je fait ?...
-- Ah ! seigneur Alvare, la conscience ne vous reproche-t-elle pas la triste
situation à laquelle votre digne mère, notre bonne maîtresse, se trouve réduite
? Elle se meurt...
-- Elle se meurt ? m'écriai-je...
-- Oui, poursuivit-elle, et c'est la suite du chagrin que vous lui avez causé
; au moment où je vous parle, elle ne doit pas être en vie. Il lui est venu des
lettres de Naples de Venise, on lui a écrit des choses qui font trembler. Notre
bon seigneur, votre frère, est furieux : il dit qu'il sollicitera partout des
ordres contre vous, qu'il vous dénoncera, vous livrera lui-même...
-- Allez, madame Berthe, si vous retournez à Maravillas et y arrivez avant
moi, annoncez à mon frère qu'il me verra bientôt."
Sur-le-champ, la calèche étant attelée, je présente la main à Biondetta,
cachant le désordre de mon âme sous l'apparence de la fermeté. Elle, se montrant
effrayée : "Quoi ! dit-elle, nous allons nous livrer à votre frère ? nous allons
aigrir par notre présence une famille irritée, des vassaux désolés...
-- Je ne saurais craindre mon frère, madame, s'il m'impute des torts que je
n'ai pas ; il est important que je le désabuse. Si j'en ai, il faut que je
m'excuse, et comme ils ne viennent pas de mon coeur, j'ai droit à sa compassion
et à son indulgence. Si j'ai conduit ma mère au tombeau par le dérèglement de ma
conduite, j'en dois réparer le scandale, et pleurer si hautement cette perte,
que la vérité, la publicité de mes regrets effacent aux yeux de toute l'Espagne
la tache que le défaut de naturel imprimerait à mon sang.
-- Ah ! don Alvare, vous courez à votre perte et à la mienne ; ces lettres
écrites de tous côtés, ces préjugés répandus avec tant de promptitude et
d'affectation, sont la suite de nos aventures et des persécutions que j'ai
essuyées à Venise. Le traître Bernadillo, que vous ne connaissez pas assez,
obsède votre frère ; il le portera...
-- Eh ! qu'ai-je à redouter de Bernadillo et de tous les lâches de la terre ?
Je suis, madame, le seul ennemi redoutable pour moi. On ne portera jamais mon
frère à la vengeance aveugle, à l'injustice, à des actions indignes d'un homme
de tête et de courage, d'un gentilhomme enfin." Le silence succède à cette
conversation assez vive ; il eût pu devenir embarrassant pour l'un et l'autre :
mais après quelques instants, Biondetta s'assoupit peu à peu, et s'endort.
Pouvais-je ne pas la regarder ? Pouvais-je la considérer sans émotion ? Sur
ce visage brillant de tous les trésors, de la pompe, enfin de la jeunesse, le
sommeil ajoutait aux grâces naturelles du repos cette fraîcheur délicieuse,
animée, qui rend tous les traits harmonieux ; un nouvel enchantement s'empare de
moi : il écarte mes défiances ; mes inquiétudes sont suspendues, ou s'il m'en
reste une assez vive, c'est que la tête de l'objet dont je suis épris, ballottée
par les cahots de la voiture, n'éprouve quelque incommodité par la brusquerie ou
la rudesse des frottements. Je ne suis plus occupé qu'à la soutenir, à la
garantir. Mais nous en éprouvons un si vif, qu'il me devient impossible de le
parer ; Biondetta jette un cri, et nous sommes renversés. L'essieu était rompu ;
les mulets heureusement s'étaient arrêtés. Je me dégage : je me précipite vers
Biondetta, rempli des plus vives alarmes. Elle n'avait qu'une légère contusion
au coude, et bientôt nous sommes debout en pleine campagne, mais exposés à
l'ardeur du soleil en plein midi, à cinq lieues du château de ma mère, sans
moyens apparents de pouvoir nous y rendre, car il ne s'offrait à nos regards
aucun endroit qui parût être habité.
Cependant à force de regarder avec attention, je crois distinguer à la
distance d'une lieue une fumée qui s'élève derrière un taillis, mêlé de quelques
arbres assez élevés ; alors, confiant ma voiture à la garde du muletier,
j'engage Biondetta à marcher avec moi du côté qui m'offre l'apparence de quelque
secours.
Plus nous avançons, plus notre espoir se fortifie ; déjà la petite forêt
semble se partager en deux : bientôt elle forme une avenue au fond de laquelle
on aperçoit des bâtiments d'une structure modeste : enfin, une ferme
considérable termine notre perspective.
Tout semble être en mouvement dans cette habitation, d'ailleurs isolée. Dès
qu'on nous aperçoit, un homme se détache et vient au-devant de nous.
Il nous aborde avec civilité. Son extérieur est honnête : il est vêtu d'un
pourpoint de satin noir taillé en couleur de feu, orné de quelques passements en
argent. Son âge paraît être de vingt-cinq à trente ans. Il a le teint d'un
campagnard ; la fraîcheur perce sous le hâle, et décèle la vigueur et la santé.
Je le mets au fait de l'accident qui m'attire chez lui. "Seigneur cavalier,
me répondit-il, vous êtes toujours le bien arrivé, et chez des gens remplis de
bonne volonté. J'ai ici une forge, et votre essieu sera rétabli : mais vous me
donneriez aujourd'hui tout l'or de monseigneur le duc de Medina-Sidonia mon
maître, que ni moi ni personne des miens ne pourrait se mettre à l'ouvrage. Nous
arrivons de l'église, mon épouse et moi : c'est le plus beau de nos jours.
Entrez. En voyant la mariée, mes parents, mes amis, mes voisins qu'il me faut
fêter, vous jugerez s'il m'est possible de faire travailler maintenant.
D'ailleurs, si madame et vous ne dédaignez pas une compagnie composée de gens
qui subsistent de leur travail depuis le commencement de la monarchie, nous
allons nous mettre à table, nous sommes tous heureux aujourd'hui ; il ne tiendra
qu'à vous de partager notre satisfaction. Demain nous penserons aux affaires."
En même temps il donne ordre qu'on aille chercher ma voiture.
Me voilà hôte de Marcos, le fermier de monseigneur le duc, et nous entrons
dans le salon préparé pour le repas de noce ; adossé au manoir principal, il
occupe tout le fond de la cour : c'est une feuillée en arcades, ornée de festons
de fleurs, d'où la vue, d'abord arrêtée par les deux petits bosquets, se perd
agréablement dans la campagne, à travers l'intervalle qui forme l'avenue.
La table était servie. Luisia, la nouvelle mariée, est entre Marcos et moi :
Biondetta est à côté de Marcos. Les pères et les mères, les autres parents sont
vis-à-vis ; la jeunesse occupe les deux bouts.
La mariée baissait deux grands yeux noirs qui n'étaient pas faits pour
regarder en dessous ; tout ce qu'on lui disait, et même les choses indifférentes
la faisaient sourire et rougir.
La gravité préside au commencement du repas : c'est le caractère de la nation
; mais à mesure que les outres disposées autour de la table se désenflent, les
physionomies deviennent moins sérieuses. On commençait à s'animer, quand tout à
coup les poètes improvisateurs de la contrée paraissent autour de la table. Ce
sont des aveugles qui chantent les couplets suivants, en s'accompagnant de leurs
guitares :
Marcos a dit à Louise,
Veux-tu mon coeur et ma foi ?
Elle a
répondu, suis-moi,
Nous parlerons à l'église.
Là de la bouche et
des yeux,
Ils se sont juré tous deux
Une flamme vive et pure :
Si vous êtes curieux
De voir des époux heureux,
Venez en
Estramadure.
Louise est sage, elle est belle,
Marcos a bien des jaloux ;
Mais il les désarme tous,
En se montrant digne d'elle ;
Et tout ici, d'une voix,
Applaudissant à leur choix,
Vante une flamme aussi pure :
Si vous êtes curieux
De
voir des époux heureux,
Venez en Estramadure.
D'une douce sympathie,
Comme leurs coeurs sont unis !
Leurs
troupeaux sont réunis
Dans la même bergerie ;
Leurs peines et
leurs plaisirs,
Leurs soins, leurs voeux, leurs désirs
Suivent
la même mesure :
Si vous êtes curieux
De voir des époux heureux,
Venez en Estramadure.
Pendant qu'on écoutait ces chansons aussi simples que ceux pour qui elles
semblaient être faites, tous les valets de la ferme, n'étant plus nécessaires au
service, s'assemblaient gaiement pour manger les reliefs du repas ; mêlés avec
des Égyptiens et des Égyptiennes appelés pour augmenter le plaisir de la fête,
ils formaient sous les arbres de l'avenue des groupes aussi agissants que
variés, et embellissaient notre perspective.
Biondetta cherchait continuellement mes regards, et les forçait à se porter
vers ces objets dont elle paraissait agréablement occupée, semblant me reprocher
de ne point partager avec elle tout l'amusement qu'ils lui procuraient.
Mais le repas a déjà paru trop long à la jeunesse, elle attend le bal. C'est
aux gens d'un âge mûr à montrer de la complaisance. La table est dérangée, les
planches qui la forment, les futailles dont elle est soutenue, sont repoussées
au fond de la feuillée ; devenues tréteaux, elles servent d'amphithéâtre aux
symphonistes. On joue le fandango sévillan, de jeunes Égyptiennes l'exécutent
avec leurs castagnettes et leurs tambours de basque ; la noce se mêle avec elles
et les imite : la danse est devenue générale.
Biondetta paraissait en dévorer des yeux le spectacle. Sans sortir de sa
place, elle essaie tous les mouvements qu'elle voit faire.
"Je crois, dit elle, que j'aimerais le bal à la fureur." Bientôt elle s'y
engage et me force à danser.
D'abord elle montre quelque embarras et même un peu de maladresse : bientôt
elle semble s'aguerrir et unir la grâce et la force à la légèreté, à la
précision. Elle s'échauffe : il lui faut son mouchoir, le mien, celui qui lui
tombe sous la main : elle ne s'arrête que pour s'essuyer.
La danse ne fut jamais ma passion ; et mon âme n'était point assez à son aise
pour que je pusse me livrer à un amusement aussi vain. Je m'échappe et gagne un
des bouts de la feuillée, cherchant un endroit où je pusse m'asseoir et rêver.
Un caquet très bruyant me distrait, et arrête presque malgré moi mon
attention. Deux voix se sont élevées derrière moi. "Oui, oui, disait l'une,
c'est un enfant de la planète. Il entrera dans sa maison. Tiens, Zoradille, il
est né le trois mai à trois heures du matin...
-- Oh ! vraiment, Lélagise, répondait l'autre, malheur aux enfants de
Saturne, celui-ci a Jupiter à l'ascendant, Mars et Mercure en conjonction trine
avec Vénus. O le beau jeune homme ! quels avantages naturels ! quelles
espérances il pourrait concevoir ! quelle fortune il devrait faire ! mais..."
Je connaissais l'heure de ma naissance, et je l'entendais détailler avec la
plus singulière précision. Je me retourne et fixe ces babillardes.
Je vois deux vieilles Égyptiennes moins assises qu'accroupies sur leurs
talons. Un teint plus qu'olivâtre, des yeux creux et ardents, une bouche
enfoncée, un nez mince et démesuré qui, partant du haut de la tête, vient en se
recourbant toucher au menton ; un morceau d'étoffe qui fut rayé de blanc et de
bleu tourne deux fois autour d'un crâne à demi pelé, tombe en écharpe sur
l'épaule, et de là sur les reins, de manière qu'ils ne soient qu'à demi nus ; en
un mot, des objets presque aussi révoltants que ridicules.
Je les aborde. "Parliez-vous de moi, mesdames ? leur dis-je, voyant qu'elles
continuaient à me fixer et à se faire des signes...
-- Vous nous écoutiez donc, seigneur cavalier ?
-- Sans doute, répliquai-je ; et qui vous a si bien instruites de l'heure de
ma nativité ?...
-- Nous aurions bien d'autres choses à vous dire, heureux jeune homme ; mais
il faut commencer par mettre le signe dans la main.
-- Qu'à cela ne tienne, repris-je, et sur-le-champ je leur donne un doublon.
-- Vois, Zoradille, dit la plus âgée, vois comme il est noble, comme il est
fait pour jouir de tous les trésors qui lui sont destinés. Allons, pince la
guitare, et suis-moi." Elle chante :
L'Espagne vous donna l'être,
Mais Parthénope vous a nourri :
La terre en vous voit son maître,
Du ciel, si vous voulez
l'être,
Vous serez le favori.
Le bonheur qu'on vous présage
Est volage, et pourrait vous quitter.
Vous le tenez au passage :
Il faut, si vous êtes sage,
Le saisir sans hésiter.
Quel est cet objet aimable ?
Qui s'est soumis à votre pouvoir ?
Est-il...
Les vieilles étaient en train. J'étais tout oreilles. Biondetta a quitté la
danse : elle est accourue, elle me tire par le bras, me force à m'éloigner.
"Pourquoi m'avez-vous abandonnée, Alvare ? Que faites-vous ici ?
-- J'écoutais, repris-je...
-- Quoi ! me dit-elle, en m'entraînant, vous écoutiez ces vieux monstres ?...
-- En vérité, ma chère Biondetta, ces créatures sont singulières : elles ont
plus de connaissances qu'on ne leur en suppose ; elles me disaient...
-- Sans doute, reprit-elle avec ironie, elles faisaient leur métier, elles
vous disaient votre bonne aventure : et vous les croiriez ? Vous êtes, avec
beaucoup d'esprit, d'une simplicité d'enfant. Et ce sont là des objets qui vous
empêchent de vous occuper de moi ?...
-- Au contraire, ma chère Biondetta, elles allaient me parler de vous.
-- Parler de moi ! reprit-elle vivement, avec une sorte d'inquiétude, qu'en
savent-elles ? qu'en peuvent-elles dire ? Vous extravaguez. Vous danserez toute
la soirée pour me faire oublier cet écart."
Je la suis : je rentre de nouveau dans le cercle, mais sans attention à ce
qui se passe autour de moi, à ce que je fais moi-même. Je ne songeais qu'à
m'échapper pour rejoindre, où je le pourrais, mes diseuses de bonne aventure.
Enfin je crois voir un moment favorable : je le saisis. En un clin d'oeil j'ai
volé vers mes sorcières, les ai retrouvées et conduites sous un petit berceau
qui termine le potager de la ferme. Là, je les supplie de me dire, en prose,
sans énigme, très succinctement, enfin, tout ce qu'elles peuvent savoir
d'intéressant sur mon compte. La conjuration était forte, car j'avais les mains
pleines d'or. Elles brûlaient de parler, comme moi de les entendre. Bientôt je
ne puis douter qu'elles ne soient instruites des particularités les plus
secrètes de ma famille, et confusément de mes liaisons avec Biondetta, de mes
craintes, de mes espérances ; je croyais apprendre bien des choses, je me
flattais d'en apprendre de plus importantes encore ; mais notre Argus est sur
mes talons.
Biondetta n'est point accourue, elle a volé. Je voulais parler. "Point
d'excuses, dit-elle, la rechute est impardonnable...
-- Ah ! vous me la pardonnerez, lui dis-je : j'en suis sûr, quoique vous
m'ayez empêché de m'instruire comme je pouvais l'être, dès à présent j'en sais
assez...
-- Pour faire quelque extravagance. Je suis furieuse, mais ce n'est pas ici
le temps de quereller ; si nous sommes dans le cas de nous manquer d'égards,
nous en devons à nos hôtes. On va se mettre à table, et je m'y assieds à côté de
vous : je ne prétends plus souffrir que vous m'échappiez."
Dans le nouvel arrangement du banquet, nous étions assis vis-à-vis des
nouveaux mariés. Tous deux sont animés par les plaisirs de la journée ; Marcos a
les regards brûlants, Luisia les a moins timides : la pudeur s'en venge et lui
couvre les joues du plus vif incarnat. Le vin de Xérès fait le tour de la table,
et semble en avoir banni jusqu'à un certain point la réserve : les vieillards
même, s'animant du souvenir de leurs plaisirs passés, provoquent la jeunesse par
des saillies qui tiennent moins de la vivacité que de la pétulance. J'avais ce
tableau sous les yeux ; j'en avais un plus mouvant, plus varié à côté de moi.
Biondetta paraissant tour à tour livrée à la passion ou au dépit, la bouche
armée des grâces fières du dédain, ou embellie par le sourire, m'agaçait, me
boudait, me pinçait jusqu'au sang, et finissait par me marcher doucement sur les
pieds. En un mot c'était en un moment une faveur, un reproche, un châtiment, une
caresse : de sorte que livré à cette vicissitude de sensations, j'étais dans un
désordre inconcevable.
Les mariés ont disparu : une partie des convives les a suivis pour une raison
ou pour une autre. Nous quittons la table. Une femme, c'était la tante du
fermier et nous le savions, prend un flambeau de cire jaune, nous précède, et en
la suivant nous arrivons dans une petite chambre de douze pieds en carré : un
lit qui n'en a pas quatre de largeur, une table et deux sièges en font
l'ameublement. "Monsieur et madame, nous dit notre conductrice, voilà le seul
appartement que nous puissions vous donner." Elle pose son flambeau sur la table
et on nous laisse seuls.
Biondetta baisse les yeux. Je lui adresse la parole : "Vous avez donc dit que
nous étions mariés ?
-- Oui, répond-elle, je ne pouvais dire que la vérité. J'ai votre parole,
vous avez la mienne. Voilà l'essentiel. Vos cérémonies sont des précautions
prises contre la mauvaise foi, et je n'en fais point de cas. Le reste n'a pas
dépendu de moi. D'ailleurs, si vous ne voulez pas partager le lit que l'on nous
abandonne, vous me donnerez la mortification de vous voir passer la nuit mal à
votre aise. J'ai besoin de repos : je suis plus que fatiguée, je suis excédée de
toutes les manières" ; en prononçant ces paroles du ton le plus animé, elle
s'étend dessus le lit le nez tourné vers la muraille. "Eh quoi ! m'écriai-je,
Biondetta, je vous ai déplu, vous êtes sérieusement fâchée ! comment puis-je
expier ma faute ? demandez ma vie.
-- Alvare, me répond-elle sans se déranger, allez consulter vos Égyptiennes
sur les moyens de rétablir le repos dans mon coeur et dans le vôtre.
-- Quoi ! l'entretien que j'ai eu avec ces femmes est le motif de votre
colère ? Ah ! vous allez m'excuser, Biondetta. Si vous saviez combien les avis
qu'elles m'ont donnés sont d'accord avec les vôtres, et qu'elles m'ont enfin
décidé à ne point retourner au château de Maravillas ! Oui, c'en est fait,
demain nous partons pour Rome, pour Venise, pour Paris, pour tous les lieux que
vous voudrez que j'aille habiter avec vous. Nous y attendrons l'aveu de ma
famille..."
A ce discours, Biondetta se retourne. Son visage était sérieux et même
sévère. "Vous rappelez-vous, Alvare, ce que je suis, ce que j'attendais de vous,
ce que je vous conseillais de faire ? Quoi ! lorsqu'en me servant avec
discrétion des lumières dont je suis douée, je n'ai pu vous amener à rien de
raisonnable, la règle de ma conduite et de la vôtre sera fondée sur les propos
de deux êtres, les plus dangereux pour vous et pour moi, s'ils ne sont pas les
plus méprisables ! Certes, s'écria-t-elle dans un transport de douleur, j'ai
toujours craint les hommes ; j'ai balancé pendant des siècles à faire un choix ;
il est fait, il est sans retour : je suis bien malheureuse !" Alors elle fond en
larmes, dont elle cherche à me dérober la vue.
Combattu par les passions les plus violentes, je tombe à ses genoux : "O
Biondetta ! m'écriai-je, vous ne voyez pas mon coeur ! vous cesseriez de le
déchirer.
-- Vous ne me connaissez pas, Alvare, et me ferez cruellement souffrir avant
de me connaître. Il faut qu'un dernier effort vous dévoile mes ressources, et
ravisse si bien et votre estime et votre confiance, que je ne sois plus exposée
à des partages humiliants ou dangereux ; vos pythonisses sont trop d'accord avec
moi pour ne pas m'inspirer de justes terreurs. Qui m'assure que Soberano,
Bernadillo, vos ennemis et les miens, ne soient pas cachés sous ces masques ?
Souvenez-vous de Venise. Opposons à leurs ruses un genre de merveilles qu'ils
n'attendent sans doute pas de moi. Demain, j'arrive à Maravillas dont leur
politique cherche à m'éloigner ; les plus avilissants, les plus accablants de
tous les soupçons vont m'y accueillir : mais dona Mencia est une femme juste,
estimable ; votre frère a l'âme noble, je m'abandonnerai à eux. Je serai un
prodige de douceur, de complaisance, d'obéissance, de patience, j'irai au-devant
des épreuves."
Elle s'arrête un moment. "Sera-ce assez t'abaisser, malheureuse sylphide ?"
s'écrie-t-elle d'un ton douloureux.
Elle veut poursuivre ; mais l'abondance des larmes lui ôte l'usage de la
parole.
Que devins-je à ces témoignages de passion, ces marques de douleur, ces
résolutions dictées par la prudence, ces mouvements d'un courage que je
regardais comme héroïque ! Je m'assieds auprès d'elle : j'essaie de la calmer
par mes caresses ; mais d'abord on me repousse : bientôt après je n'éprouve plus
de résistance sans avoir sujet de m'en applaudir ; la respiration l'embarrasse,
les yeux sont à demi fermés, le corps n'obéit qu'à des mouvements convulsifs,
une froideur suspecte s'est répandue sur toute la peau, le pouls n'a plus de
mouvement sensible, et le corps paraîtrait entièrement inanimé, si les pleurs ne
coulaient pas avec la même abondance.
O pouvoir des larmes ! c'est sans doute le plus puissant de tous les traits
de l'amour ! Mes défiances, mes résolutions, mes serments, tout est oublié. En
voulant tarir la source de cette rosée précieuse, je me suis trop approché de
cette bouche où la fraîcheur se réunit au doux parfum de la rose ; et si je
voulais m'en éloigner, deux bras dont je ne saurais peindre la blancheur, la
douceur et la forme, sont des liens dont il me devient impossible de me dégager
...........................
.......................................................................
"O mon Alvare ! s'écrie Biondetta ; j'ai triomphé : je suis le plus heureux
de tous les êtres."
Je n'avais pas la force de parler : j'éprouvais un trouble extraordinaire :
je dirai plus ; j'étais honteux, immobile. Elle se précipite à bas du lit : elle
est à mes genoux : elle me déchausse. "Quoi ! chère Biondetta, m'écriai-je, quoi
! vous vous abaissez ?...
-- Ah ! répond-elle, ingrat, je te servais lorsque tu n'étais que mon despote
: laisse-moi servir mon amant."
Je suis dans un moment débarrassé de mes hardes : mes cheveux, ramassés avec
ordre, sont arrangés dans un filet qu'elle a trouvé dans sa poche. Sa force, son
activité, son adresse ont triomphé de tous les obstacles que je voulais opposer.
Elle fait avec la même promptitude sa petite toilette de nuit, éteint le
flambeau qui nous éclairait, et voilà les rideaux tirés.
Alors avec une voix à la douceur de laquelle la plus délicieuse musique ne
saurait se comparer : "Ai-je fait, dit-elle, le bonheur de mon Alvare, comme il
a fait le mien ? Mais non : je suis encore la seule heureuse : il le sera, je le
veux ; je l'enivrerai de délices ; je le remplirai de sciences ; je l'élèverai
au faîte des grandeurs. Voudras-tu, mon coeur, voudras-tu être la créature la
plus privilégiée, te soumettre avec moi les hommes, les éléments, la nature
entière ?
-- O ma chère Biondetta ! lui dis-je, quoiqu'en faisant un peu d'effort sur
moi-même, tu me suffis : tu remplis tous les voeux de mon coeur...
-- Non, non, répliqua-t-elle vivement, Biondetta ne doit pas te suffire : ce
n'est pas là mon nom : tu me l'avais donné : il me flattait ; je le portais avec
plaisir : mais il faut que tu saches qui je suis... Je suis le Diable, mon cher
Alvare, je suis le Diable..."
En prononçant ce mot avec un accent d'une douceur enchanteresse, elle
fermait, plus qu'exactement, le passage aux réponses que j'aurais voulu lui
faire. Dès que je pus rompre le silence : "Cesse, lui dis-je, ma chère
Biondetta, ou qui que tu sois, de prononcer ce nom fatal et de me rappeler une
erreur abjurée depuis longtemps.
-- Non, mon cher Alvare, non ce n'était point une erreur ; j'ai dû te le
faire croire, cher petit homme. Il fallait bien te tromper pour te rendre enfin
raisonnable. Votre espèce échappe à la vérité : ce n'est qu'en vous aveuglant
qu'on peut vous rendre heureux. Ah ! tu le seras beaucoup si tu veux l'être ! je
prétends te combler. Tu conviens déjà que je ne suis pas aussi dégoûtant que
l'on me fait noir."
Ce badinage achevait de me déconcerter. Je m'y refusais, et l'ivresse de mes
sens aidait à ma distraction volontaire.
"Mais, réponds-moi donc, me disait-elle.
-- Eh ! que voulez-vous que je réponde ?...
-- Ingrat, place la main sur ce coeur qui t'adore ; que le tien s'anime, s'il
est possible, de la plus légère des émotions qui sont si sensibles dans le mien.
Laisse couler dans tes veines un peu de cette flamme délicieuse par qui les
miennes sont embrasées ; adoucis si tu le peux le son de cette voix si propre à
inspirer l'amour, et dont tu ne te sers que trop pour effrayer mon âme timide ;
dis-moi, enfin, s'il t'est possible, mais aussi tendrement que je l'éprouve pour
toi : Mon cher Béelzébuth, je t'adore..."
A ce nom fatal, quoique si tendrement prononcé, une frayeur mortelle me
saisit ; l'étonnement, la stupeur accablent mon âme : je la croirais anéantie si
la voix sourde du remords ne criait pas au fond de mon coeur. Cependant, la
révolte de mes sens subsiste d'autant plus impérieusement qu'elle ne peut être
réprimée par la raison. Elle me livre sans défense à mon ennemi : il en abuse et
me rend aisément sa conquête.
Il ne me donne pas le temps de revenir à moi, de réfléchir sur la faute dont
il est beaucoup plus l'auteur que le complice. "Nos affaires sont arrangées, me
dit-il, sans altérer sensiblement ce ton de voix auquel il m'avait habitué. Tu
es venu me chercher : je t'ai suivi, servi, favorisé ; enfin, j'ai fait ce que
tu as voulu. Je désirais ta possession, et il fallait, pour que j'y parvinsse,
que tu me fisses un libre abandon de toi-même. Sans doute, je dois à quelques
artifices la première complaisance ; quant à la seconde, je m'étais nommé : tu
savais à qui tu te livrais, et ne saurais te prévaloir de ton ignorance.
Désormais notre lien, Alvare, est indissoluble, mais pour cimenter notre
société, il est important de nous mieux connaître. Comme je te sais déjà presque
par coeur, pour rendre nos avantages réciproques, je dois me montrer à toi tel
que je suis."
On ne me donne pas le temps de réfléchir sur cette harangue singulière : un
coup de sifflet très aigu part à côté de moi. A l'instant l'obscurité qui
m'environne se dissipe : la corniche qui surmonte le lambris de la chambre s'est
toute chargée de gros limaçons : leurs cornes, qu'ils font mouvoir vivement et
en manière de bascule, sont devenues des jets de lumière phosphorique, dont
l'éclat et l'effet redoublent par l'agitation et l'allongement. Presque ébloui
par cette illumination subite, je jette les yeux à côté de moi ; au lieu d'une
figure ravissante, que vois-je ? O ciel ! c'est l'effroyable tête de chameau.
Elle articule d'une voix de tonnerre ce ténébreux Che vuoi qui m'avait
tant épouvanté dans la grotte, part d'un éclat de rire humain plus effrayant
encore, tire une langue démesurée...
Je me précipite ; je me cache sous le lit, les yeux fermés, la face contre
terre. Je sentais battre mon coeur avec une force terrible : j'éprouvais un
suffoquement comme si j'allais perdre la respiration.
Je ne puis évaluer le temps que je comptais avoir passé dans cette
inexprimable situation, quand je me sens tirer par le bras ; mon épouvante
s'accroît : forcé néanmoins d'ouvrir les yeux, une lumière frappante les
aveugle.
Ce n'était point celle des escargots, il n'y en avait plus sur les corniches
; mais le soleil me donnait d'aplomb sur le visage. On me tire encore par le
bras : on redouble ; je reconnais Marcos.
"Eh ! seigneur cavalier, me dit-il, à quelle heure comptez-vous donc partir ?
Si vous voulez arriver à Maravillas aujourd'hui, vous n'avez pas de temps à
perdre, il est près de midi."
Je ne répondais pas : il m'examine : "Comment ? vous êtes resté tout habillé
sur votre lit : vous y avez donc passé quatorze heures sans vous éveiller ? Il
fallait que vous eussiez un grand besoin de repos. Madame votre épouse s'en est
doutée : c'est sans doute dans la crainte de vous gêner qu'elle a été passer la
nuit avec une de mes tantes ; mais elle a été plus diligente que vous ; par ses
ordres, dès le matin tout a été mis en état dans votre voiture, et vous pouvez y
monter. Quant à madame, vous ne la trouverez pas ici : nous lui avons donné une
bonne mule ; elle a voulu profiter de la fraîcheur du matin ; elle vous précède,
et doit vous attendre dans le premier village que vous rencontrerez sur votre
route."
Marcos sort. Machinalement je me frotte les yeux, et passe les mains sur ma
tête pour y trouver ce filet dont mes cheveux devaient être enveloppés... Elle
est nue, en désordre, ma cadenette est comme elle était la veille : la rosette y
tient. Dormirais-je ? me dis-je alors. Ai-je dormi ? serais-je assez heureux
pour que tout n'eût été qu'un songe ? Je lui ai vu éteindre la lumière... Elle
l'a éteinte... La voilà...
Marcos rentre. "Si vous voulez prendre un repas, seigneur cavalier, il est
préparé. Votre voiture est attelée."
Je descends du lit ; à peine puis-je me soutenir, mes jarrets plient sous
moi. Je consens à prendre quelque nourriture, mais cela me devient impossible.
Alors, voulant remercier le fermier et l'indemniser de la dépense que je lui ai
occasionnée, il refuse.
"Madame, me répond-il, nous a satisfaits et plus que noblement ; vous et moi,
seigneur cavalier, avons deux braves femmes." A ce propos, sans rien répondre,
je monte dans ma chaise : elle chemine.
Je ne peindrai point la confusion de mes pensées : elle était telle, que
l'idée du danger dans lequel je devais trouver ma mère ne s'y retraçait que
faiblement. Les yeux hébétés, la bouche béante, j'étais moins un homme qu'un
automate.
Mon conducteur me réveille. "Seigneur cavalier, nous devons trouver madame
dans ce village-ci."
Je ne lui réponds rien. Nous traversions une espèce de bourgade ; à chaque
maison il s'informe si l'on n'a pas vu passer une jeune dame en tel et tel
équipage. On lui répond qu'elle ne s'est point arrêtée. Il se retourne, comme
voulant lire sur mon visage mon inquiétude à ce sujet. Et, s'il n'en savait pas
plus que moi, je devais lui paraître bien troublé.
Nous sommes hors du village, et je commence à me flatter que l'objet actuel
de mes frayeurs s'est éloigné au moins pour quelque temps. Ah ! si je puis
arriver, tomber aux genoux de dona Mencia, me dis-je à moi-même, si je puis me
mettre sous la sauvegarde de ma respectable mère, fantômes, monstres qui vous
êtes acharnés sur moi, oserez-vous violer cet asile ? J'y retrouverai avec les
sentiments de la nature les principes salutaires dont je m'étais écarté, je m'en
ferai un rempart contre vous.
Mais si les chagrins occasionnés par mes désordres m'ont privé de cet ange
tutélaire... Ah ! je ne veux vivre que pour la venger sur moi-même. Je
m'ensevelirai dans un cloître... Eh ! qui m'y délivrera des chimères engendrées
dans mon cerveau ? Prenons l'état ecclésiastique. Sexe charmant, il faut que je
renonce à vous : une larve infernale s'est revêtue de toutes les grâces dont
j'étais idolâtre ; ce que je verrais en vous de plus touchant me rappellerait...
Au milieu de ces réflexions, dans lesquelles mon attention est concentrée, la
voiture est entrée dans la grande cour du château. J'entends une voix : "C'est
Alvare ! c'est mon fils !" J'élève la vue et reconnais ma mère sur le balcon de
son appartement.
Rien n'égale alors la douceur, la vivacité du sentiment que j'éprouve. Mon
âme semble renaître : mes forces se raniment toutes à la fois. Je me précipite,
je vole dans les bras qui m'attendent. Je me prosterne. Ah ! m'écriai-je les
yeux baignés de pleurs, la voix entrecoupée de sanglots, ma mère ! ma mère ! je
ne suis donc pas votre assassin ? Me reconnaîtrez-vous pour votre fils ? Ah ! ma
mère, vous m'embrassez
La passion qui me transporte, la véhémence de mon action ont tellement altéré
mes traits et le son de ma voix, que dona Mencia en conçoit de l'inquiétude.
Elle me relève avec bonté, m'embrasse de nouveau, me force à m'asseoir. Je
voulais parler : cela m'était impossible ; je me jetais sur ses mains en les
baignant de larmes, en les couvrant des caresses les plus emportées.
Dona Mencia me considère d'un air d'étonnement : elle suppose qu'il doit
m'être arrivé quelque chose d'extraordinaire ; elle appréhende même quelque
dérangement dans ma raison. Tandis que son inquiétude, sa curiosité, sa bonté,
sa tendresse se peignent dans ses complaisances et dans ses regards, sa
prévoyance a fait rassembler sous ma main ce qui peut soulager les besoins d'un
voyageur fatigué par une route longue et pénible.
Les domestiques s'empressent à me servir. Je mouille mes lèvres par
complaisance : mes regards distraits cherchent mon frère ; alarmé de ne le pas
voir : "Madame, dis-je, où est l'estimable don Juan ?
-- Il sera bien aise de savoir que vous êtes ici, puisqu'il vous avait écrit
de vous y rendre ; mais comme ses lettres, datées de Madrid, ne peuvent être
parties que depuis quelques jours, nous ne vous attendions pas sitôt. Vous êtes
colonel du régiment qu'il avait, et le roi vient de le nommer à une vice-royauté
dans les Indes.
-- Ciel ! m'écriai-je. Tout serait-il faux dans le songe affreux que je viens
de faire ? Mais il est impossible...
-- De quel songe parlez-vous, Alvare ?...
-- Du plus long, du plus étonnant, du plus effrayant que l'on puisse faire."
Alors, surmontant l'orgueil et la honte, je lui fais le détail de ce qui m'était
arrivé depuis mon entrée dans la grotte de Portici, jusqu'au moment heureux où
j'avais pu embrasser ses genoux.
Cette femme respectable m'écoute avec une attention, une patience, une bonté
extraordinaires. Comme je connaissais l'étendue de ma faute, elle vit qu'il
était inutile de me l'exagérer.
"Mon cher fils, vous avez couru après les mensonges, et, dès le moment même
vous en avez été environné. Jugez-en par la nouvelle de mon indisposition et du
courroux de votre frère aîné. Berthe, à qui vous avez cru parler, est depuis
quelque temps détenue au lit par une infirmité. Je ne songeai jamais à vous
envoyer deux cents sequins au-delà de votre pension. J'aurais craint, ou
d'entretenir vos désordres, ou de vous y plonger par une libéralité mal
entendue. L'honnête écuyer Pimientos est mort depuis huit mois. Et sur dix-huit
cents clochers que possède peut-être M. le duc de Medina-Sidonia dans toutes les
Espagnes, il n'a pas un pouce de terre à l'endroit que vous désignez : je le
connais parfaitement, et vous aurez rêvé cette ferme et tous ses habitants.
-- Ah ! madame, repris-je, le muletier qui m'amène a vu cela comme moi. Il a
dansé à la noce."
Ma mère ordonne qu'on fasse venir le muletier, mais il avait dételé en
arrivant, sans demander son salaire.
Cette fuite précipitée, qui ne laissait point de traces, jeta ma mère en
quelques soupçons. "Nugnès, dit-elle à un page qui traversait l'appartement,
allez dire au vénérable don Quebracuernos que mon fils Alvare et moi l'attendons
ici.
"C'est, poursuivit-elle, un docteur de Salamanque ; il a ma confiance et la
mérite : vous pouvez lui donner la vôtre. Il y a dans la fin de votre rêve une
particularité qui m'embarrasse ; don Quebracuernos connaît les termes, et
définira ces choses beaucoup mieux que moi."
Le vénérable docteur ne se fit pas attendre ; il en imposait, même avant de
parler, par la gravité de son maintien. Ma mère me fit recommencer devant lui
l'aveu sincère de mon étourderie et des suites qu'elle avait eues. Il m'écoutait
avec une attention mêlée d'étonnement et sans m'interrompre. Lorsque j'eus
achevé, après s'être un peu recueilli, il prit la parole en ces termes :
"Certainement, seigneur Alvare, vous venez d'échapper au plus grand péril
auquel un homme puisse être exposé par sa faute. Vous avez provoqué l'esprit
malin, et lui avez fourni, par une suite d'imprudences, tous les déguisements
dont il avait besoin pour parvenir à vous tromper et à vous perdre. Votre
aventure est bien extraordinaire ; je n'ai rien lu de semblable dans la
Démonomanie de Bodin, ni dans le Monde enchanté de Bekker. Et il
faut convenir que depuis que ces grands hommes ont écrit, notre ennemi s'est
prodigieusement raffiné sur la manière de former ses attaques, en profitant des
ruses que les hommes du siècle emploient réciproquement pour se corrompre. Il
copie la nature fidèlement et avec choix ; il emploie la ressource des talents
aimables, donne des fêtes bien entendues, fait parler aux passions leur plus
séduisant langage ; il imite même jusqu'à un certain point la vertu. Cela
m'ouvre les yeux sur beaucoup de choses qui se passent ; je vois d'ici bien des
grottes plus dangereuses que celles de Portici, et une multitude d'obsédés qui
malheureusement ne se doutent pas de l'être. A votre égard, en prenant des
précautions sages pour le présent et pour l'avenir, je vous crois entièrement
délivré. Votre ennemi s'est retiré, cela n'est pas équivoque. Il vous a séduit,
il est vrai, mais il n'a pu parvenir à vous corrompre ; vos intentions, vos
remords vous ont préservé à l'aide des secours extraordinaires que vous avez
reçus ; ainsi son prétendu triomphe et votre défaite n'ont été pour vous et pour
lui qu'une illusion dont le repentir achèvera de vous laver. Quant à lui,
une retraite forcée a été son partage ; mais admirez comme il a su la couvrir ;
et laisser en partant le trouble dans votre esprit et des intelligences dans
votre coeur pour pouvoir renouveler l'attaque, si vous lui en fournissez
l'occasion. Après vous avoir ébloui autant que vous avez voulu l'être, contraint
de se montrer à vous dans toute sa difformité, il obéit en esclave qui prémédite
la révolte ; il ne veut vous laisser aucune idée raisonnable et distincte,
mêlant le grotesque au terrible, le puéril de ses escargots lumineux à la
découverte effrayante de son horrible tête, enfin le mensonge à la vérité, le
repos à la veille ; de manière que votre esprit confus ne distingue rien, et que
vous puissiez croire que la vision qui vous a frappé était moins l'effet de sa
malice, qu'un rêve occasionné par les vapeurs de votre cerveau : mais il a
soigneusement isolé l'idée de ce fantôme agréable dont il s'est longtemps servi
pour vous égarer ; il la rapprochera si vous le lui rendez possible. Je ne crois
pas cependant que la barrière du cloître, ou de notre état, soit celle que vous
deviez lui opposer. Votre vocation n'est point assez décidée ; les gens
instruits par leur expérience sont nécessaires dans le monde. Croyez-moi, formez
des liens légitimes avec une personne du sexe ; que votre respectable mère
préside à votre choix : et dût celle que vous tiendrez de sa main avoir des
grâces et des talents célestes, vous ne serez jamais tenté de la prendre pour le
Diable.
ÉPILOGUE DU DIABLE AMOUREUX
Lorsque la première édition du Diable amoureux parut, les lecteurs en
trouvèrent le dénouement trop brusque. Le plus grand nombre eût désiré que le
héros tombât dans un piège couvert d'assez de fleurs pour qu'elles pussent lui
sauver le désagrément de la chute. Enfin, l'imagination leur semblait avoir
abandonné l'auteur, parvenu aux trois quarts de sa petite carrière ; alors la
vanité, qui ne veut rien perdre, suggéra à celui-ci, pour se venger du reproche
de stérilité et justifier son propre goût, de réciter aux personnes de sa
connaissance le roman en entier tel qu'il l'avait conçu dans le premier feu.
Alvare y devenait la dupe de son ennemi, et l'ouvrage alors, divisé en deux
parties, se terminait dans la première par cette fâcheuse catastrophe, dont la
seconde partie développait les suites ; d'obsédé qu'il était, Alvare, devenu
possédé, n'était plus qu'un instrument entre les mains du Diable, dont celui-ci
se servait pour mettre le désordre partout. Le canevas de cette seconde partie,
en donnant beaucoup d'essor à l'imagination, ouvrait la carrière la plus étendue
à la critique, au sarcasme, à la licence.
Sur ce récit, les avis se partagèrent ; les uns prétendirent qu'on devait
conduire Alvare jusqu'à la chute inclusivement, et s'arrêter là ; les autres,
qu'on ne devait pas en retrancher les conséquences.
On a cherché à concilier les idées des critiques dans cette nouvelle édition.
Alvare y est dupe jusqu'à un certain point, mais sans être victime ; son
adversaire, pour le tromper, est réduit à se montrer honnête et presque prude,
ce qui détruit les effets de son propre système, et rend son succès incomplet.
Enfin, il arrive à sa victime ce qui pourrait arriver à un galant homme séduit
par les plus honnêtes apparences ; il aurait sans doute fait de certaines
pertes, mais il sauverait l'honneur, si les circonstances de son aventure
étaient connues.
On pressentira aisément les raisons qui ont fait supprimer la deuxième partie
de l'ouvrage : si elle était susceptible d'une certaine espèce de comique aisé,
piquant quoique forcé, elle présentait des idées noires, et il n'en faut pas
offrir de cette espèce à une nation de qui l'on peut dire que, si le rire est un
caractère distinctif de l'homme comme animal, c'est chez elle qu'il est le plus
agréablement marqué. Elle n'a pas moins de grâces dans l'attendrissement ; mais
soit qu'on l'amuse ou qu'on l'intéresse, il faut ménager son beau naturel, et
lui épargner les convulsions.
Le petit ouvrage que l'on donne aujourd'hui réimprimé et augmenté, quoique
peu important, a eu dans le principe des motifs raisonnables, et son origine est
assez noble pour qu'on ne doive en parler ici qu'avec les plus grands
ménagements. Il fut inspiré par la lecture du passage d'un auteur infiniment
respectable, dans lequel il est parlé des ruses que peut employer le Démon quand
il veut plaire et séduire. On les a rassemblées, autant qu'on a pu le faire,
dans une allégorie où les principes sont aux prises avec les passions : l'âme
est le champ de bataille ; la curiosité engage l'action, l'allégorie est double,
et les lecteurs s'en apercevront aisément.
On ne poursuivra pas l'explication plus loin : on se souvient qu'à vingt-cinq
ans, en parcourant l'édition complète des oeuvres du Tasse, on tomba sur un
volume qui ne contenait que l'éclaircissement des allégories renfermées dans la
Jérusalem délivrée. On se garda bien de l'ouvrir. On était amoureux
passionné d'Armide, d'Herminie, de Clorinde ; on perdait des chimères trop
agréables si ces princesses étaient réduites à n'être que de simples emblèmes.
------------------------- FIN DU FICHIER diableam3 --------------------------------