01- Alcibiade Majeur,
ou Premier Alcibiade,
ARISTOCLES-Platon

Sur la nature de l'Homme

 
CE
 
130 a - 132 b. L'homme c'est l'âme p153
132 b - 135 b. Le « Connais-toi toi-même »
 

 

130 a - 132 b. L'homme c'est l'âme p153 (CV-JCF)

[128](CE)

SOCRATE

Mais parler et user de la parole, c’est pour toi la même chose, je suppose ?

ALCIBIADE

Tout à fait la même chose.

SOCRATE

Mais celui qui se sert d’une chose et la chose dont il se sert ne sont-ils pas différents ?

ALCIBIADE

Que veux-tu dire ?

SOCRATE

Un cordonnier, par exemple, coupe avec un couteau, un tranchet et d’autres outils.

ALCIBIADE

Oui.

SOCRATE

Eh bien, celui qui coupe et se sert d’outils n’est-il pas différent des outils dont il se sert pour couper ?

ALCIBIADE

Sans doute.

SOCRATE

De même encore, les instruments dont le cithariste se sert pour jouer et le cithariste lui-même ne sont-ils pas différents ?

ALCIBIADE

Si.

SOCRATE

Eh bien, c’est cela que je te demandais tout à l’heure, si tu crois que celui qui se sert d’une chose et la chose dont il se sert sont toujours différents.

ALCIBIADE

Je le crois.

SOCRATE

Mais, pour reprendre l’exemple du cordonnier, coupe-t-il seulement avec ses outils ou encore avec ses mains ?

ALCIBIADE

Avec ses mains aussi.

SOCRATE

Il se sert donc aussi de ses mains ?

ALCIBIADE

Oui.

SOCRATE

Se sert-il aussi de ses yeux pour couper le cuir ?

ALCIBIADE

Oui.

SOCRATE

Or, n’admettons-nous pas que celui qui se sert d’une chose et la chose dont il se sert sont différents ?

ALCIBIADE

Si.

SOCRATE

Donc le cordonnier et le cithariste sont différents des mains et des yeux avec lesquels ils travaillent ?

ALCIBIADE

Évidemment.

SOCRATE

XXV. — Est-ce que l’homme ne se sert pas aussi de tout son corps ?

ALCIBIADE

Si fait.

SOCRATE

Mais nous avons reconnu que qui se sert d’une chose est différent de la chose dont il se sert ?

ALCIBIADE

Oui.

SOCRATE

L’homme est donc autre chose que son propre corps ?

ALCIBIADE

Il semble.

SOCRATE

Qu’est-ce donc que l’homme ?

ALCIBIADE

Je ne saurais le dire.

SOCRATE

Tu sais en tout cas qu’il est ce qui se sert du corps ?

ALCIBIADE

Oui.

SOCRATE

Or, qui s’en sert, sinon l’âme ?

ALCIBIADE

Elle seule.

SOCRATE

Elle s’en sert en le commandant, n’est-ce pas ?

ALCIBIADE

Oui.

SOCRATE

Voici du moins une chose dont on ne peut, je crois, disconvenir.

ALCIBIADE

Laquelle ?

SOCRATE

C’est que l’homme est une de ces trois choses.

ALCIBIADE

Lesquelles ?

SOCRATE

L’âme, le corps, ou le tout formé de l’une et de l’autre.

ALCIBIADE

Sans doute.

SOCRATE

Mais nous avons reconnu que ce qui commande au corps est précisément l’homme.

ALCIBIADE

Nous l’avons reconnu.

SOCRATE

Eh bien, est-ce le corps qui se commande à lui-même ?

ALCIBIADE

Pas du tout.

SOCRATE

Nous avons dit en effet qu’il est commandé.

ALCIBIADE

Oui.

SOCRATE

Le corps n’est donc pas ce que nous cherchons.

ALCIBIADE

Il n’y a pas d’apparence.  

SOCRATE

Alors est-ce le composé qui commande au corps et ce composé est-il l’homme ?

ALCIBIADE

Peut-être bien.

SOCRATE

Pas le moins du monde ; car l’une des deux parties n’ayant point de part au commandement, il n’est pas possible que le tout formé des deux commande.

ALCIBIADE

C’est juste.

132 b - 135 b. Le « Connais-toi toi-même »

[132]

SOCRATE

Alors, puisque ni le corps, ni le tout n’est l’homme, il reste, je pense, qu’il n’est rien, ou, s’il est quelque chose, il faut conclure que l’homme n’est autre chose que l’âme.

ALCIBIADE

Il le faut absolument.

SOCRATE

Faut-il te démontrer plus clairement encore que l’âme est l’homme ?

ALCIBIADE

Non, par Zeus, cela me paraît suffisamment démontré.

SOCRATE

Si la démonstration n’est pas rigoureuse, il nous suffit qu’elle soit satisfaisante. Nous en aurons une rigoureuse quand nous aurons trouvé ce que nous laissons de côté à présent comme exigeant de longues recherches.

ALCIBIADE

De quoi veux-tu parler ?  

SOCRATE

De ce que nous disions tout à l’heure, qu’il fallait rechercher d’abord l’essence immuable. Or, au lieu de cette essence immuable, nous avons cherché ce qu’est chaque chose en elle-même, et peut-être cela suffira car nous pouvons affirmer qu’il n’y a rien qui soit plus maître de nous-mêmes que l’âme.

ALCIBIADE

Rien, assurément.

SOCRATE

Il est donc juste de croire qu’en nous entretenant ensemble, toi et moi, nous nous parlons d’âme à âme.

ALCIBIADE

Tout à fait juste.

SOCRATE

C’est justement ce que nous disions il n’y a qu’un moment, que, Socrate en se servant du discours pour converser avec Alcibiade, ne parle pas, comme il nous a paru, à ton visage, mais à Alcibiade, c’est-à-dire à son âme.

ALCIBIADE

C’est mon opinion.

SOCRATE

XXVI. — C’est donc notre âme que nous recommande de connaître celui qui nous enjoint de nous connaître nous-mêmes ?

ALCIBIADE

Il le semble.

SOCRATE

Donc celui qui connaît quelque partie de son corps, connaît ce qui est à lui, mais pas lui-même.

ALCIBIADE

C’est exact.

SOCRATE

Par conséquent aucun médecin ne se connaît lui-même, en tant que médecin, ni aucun maître de palestre, en tant que maître de palestre ?

ALCIBIADE

Non, ce me semble.

SOCRATE

Il s’en faut donc de beaucoup que les laboureurs et les autres artisans se connaissent eux-mêmes ; car ils ne connaissent même pas, semble-t-il, ce qui est à eux, mais, du fait de leur profession, des choses encore plus étrangères à celles qui leur appartiennent, puisqu’en ce qui regarde le corps, ils ne connaissent que ce qui sert à l’entretenir.

ALCIBIADE

Tu dis vrai.

SOCRATE

Si donc la sagesse consiste à se connaître soi-même, aucun d’eux n’est sage du fait de sa profession.

ALCIBIADE

Il me semble que non.    

SOCRATE

Voilà pourquoi ces arts passent pour vulgaires et indignes de l’étude d’un honnête homme.

ALCIBIADE

C’est tout à fait juste.

SOCRATE

Donc, encore une fois, quiconque soigne son corps, soigne ce qui est à lui, et non lui-même.

ALCIBIADE

On peut le croire.

SOCRATE

Celui qui prend soin de sa fortune ne prend soin ni de lui-même, ni de ce qui est à lui, mais de choses encore plus étrangères à celles qui sont à lui.

ALCIBIADE

Je le crois.

SOCRATE

Donc le banquier ne fait pas encore ses propres affaires.

ALCIBIADE

C’est juste.

SOCRATE

Dès là, si quelqu’un a été amoureux du corps d’Alcibiade, ce n’était pas d’Alcibiade qu’il était épris, mais d’une chose appartenant à Alcibiade.

ALCIBIADE

Tu dis vrai.

SOCRATE

Celui qui t’aime est celui qui aime ton âme.

ALCIBIADE

C’est la conséquence évidente de ce qui a été dit.

SOCRATE

Aussi celui qui aime ton corps, quand ce corps a perdu sa fleur de jeunesse, s’éloigne et te quitte.

ALCIBIADE

Evidemment.

SOCRATE

Mais celui qui aime ton âme ne s’en ira pas, tant qu’elle marchera vers la perfection.

ALCIBIADE

C’est vraisemblable.

SOCRATE

Eh bien, moi je suis celui qui ne s’en va pas, mais qui demeure, quand le corps perd sa fleur et que les autres se sont retirés.

ALCIBIADE

Tu fais bien, Socrate ; puisses-tu ne pas me quitter !

SOCRATE

Fais donc effort pour être le plus beau possible.

ALCIBIADE

J’y tâcherai.

SOCRATE

XXVII. — Car voici ce qui en est à ton égard : il n’y a point eu, à ce que nous avons vu, et il n’y a point d’amoureux d’Alcibiade, fils de Clinias, à l’exception d’un seul qui est, celui-là, digne d’être aimé : c’est Socrate, fils de Sophronisque et de Phénarète.

 
 
 
La numérotation des pages n'est pas à la page près/au texte original pour des raisons de mise en forme des paragraphes.